ACTE I
ARGUMENT DU PREMIER ACTE.
Minerve Dame Macédonienne ayant été enlevée par Atalle ami de Philippe, vient pour lui demander justice de cette violence. 1. Elle est dans les jardins du Prince où faisant réflexion sur sa disgrâce, elle implore la clémence des Dieux, et les conjure de porter l'esprit de son Souverain à lui faire raison de cette offense.
2. Sa confidente la trouvant dans un état qui l'informait assez du trouble de son âme, tâche de la consoler jusqu'à ce que Philippe venant avec Atalle dans ces jardins l'oblige à s'y cacher.
3. Philippe en assurant Atalle de son amitié lui représente l'excès de son crime, et lui témoigne que c'est avec une répugnance forcée qu'il laisse cette offense impunie, et fait pencher la balance du côté de l'amitié.
4. Alexandre s'étonnant de l'absence de son père en un temps où les Ambassadeurs des Grecs l'attendaient avec impatience pour célébrer les noces de Cléopâtre, vient de le prier de se rendre auprès d'elle, mais Philippe se sentant ému de ses inquiétudes et ne voulant pas faire connaître son faible à ses peuples, prend du temps pour se remettre, et commande à tous ses gens de suivre son fils, voulant faire voir au peuple d'Athènes qu'il était aimé de sorte qu'il pouvait aller sans gardes parmi ses sujets.
5. Étant seul il laisse triompher tour à tour de divers mouvements de Justice et d'amitié, ce qui donne à Minerve de le prendre dans ses bons sentiments.
6. Elle paraît toute effrayée, dont Philippe étonné lui commande de se retirer après avoir su le sujet qui la conduisait. Elle lui donne des marques d'une douleur excessive, et s'étant servie impuissamment de la prière, laisse agir son ressentiment avec une impétuosité qui la jette dans le désespoir, et se faisant justice elle-même, le perce d'un coup mortel, et venge en même temps cette mort par la sienne.
SCÈNE I. Le Jeune Prince, Le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR.
Oui si tu veux monter en ce degré suprême,
Et régner sur autrui, règne dessus toi-même,
Et viens apprendre l'art de te donner la loi
Avant que tes sujets ne la reçoivent de toi.
Ce sceptre que tu vois tout brillant de lumière
Est toujours composé d'une lourde matière,
Qui chargeant trop la main de celui qui le tient,
Perd souvent sa beauté quand il nous appartient.
Ces superbes habits de pourpre et d'écarlate
Ont un lustre qui trompe autant comme il éclate,
Qui ne semble charmant qu'alors qu'il éblouit
Mais qui se montre rude alors qu'on en jouit.
En un mot la Couronne a de grands avantages,
Les plus vains des mortels lui rendent leurs hommages,
Mais quel éclat qu'elle ait, elle a toujours son poids,
Et son or fait blanchir la tête de nos Rois :
Sache donc pour monter au trône de ton père
Qu'il ne donne rien moins que ce qu'on en espère,
Qu'il est plein de chagrins, qu'il produit des soucis,
Qu'il tourmente toujours ceux qu'on y voit assis ;
Qu'il lui faut apporter le bien qu'on lui demande,
Que qui le connaît bien, le fuit, et l'appréhende,
Et qu'il rend tous les Rois bien plus heureux que nous,
Si le lit bien doré rend le sommeil plus doux.
Mais ayant aujourd'hui le dessein de t'instruire
Je m'en vais t'enseigner comme il t'y faut conduire,
Te montrer en tableau des Princes vertueux
Pour en prendre l'exemple, et te former sur eux,
Éviter le défaut qui fût en leurs personnes,
Prendre les qualités que nous jugerons bonnes,
Et faire ce qu'aucun n'a jamais inventé,
En te divertissant avec utilité.
Et comme un Souverain n'a point de plus grand vice,
Que celui de manquer à rendre la Justice,
Je vais t'en montrer un qui perd dedans sa Cour
Pour ne la rendre pas, la Couronne et le jour.
LE PRINCE.
Par quelle invention ?
LE GOUVERNEUR.
J'ai chez moi de grands hommes,
Les merveilles de France et du siècle où nous sommes,
Qui mêlant l'artifice avec le jugement
Savent avec tant d'art dépeindre un mouvement
Et ces bouillants désirs qui souvent nous tourmentent
Qu'on dirait à les voir qu'eux-mêmes les ressentent.
LE PRINCE.
Mais il faut bien du temps.
LE GOUVERNEUR.
Il ne faut qu'un moment
Pour te faire goûter ce divertissement,
Page, faites lever cette tapisserie,
Ils sont prêts, mais surtout écoute je te prie.
On tire une toile et l'on voit un jardin
dans lequel est une femme en colère.
Ils se mettent en un des coins du Théâtre pour écouter.
SCÈNE II.
MINERVE seule, se promenant en colère.
Après un tel affront me refuser Justice,
Rebuter l'innocence, et soutenir le vice,
Sont-ce les actions d'un juste Potentat ?
Est-ce de la façon qu'il maintient son État,
Et le doit-on tenir pour Prince légitime ?
S'il est enfant du vice, et règne avec le crime,
Que me sert qu'il ait fait tant de rares exploits
Qu'il range chaque jour des peuples sous ses lois,
Qu'il emporte des forts, qu'il gagne des batailles
S'il se laisse gagner dans ses propres murailles,
Et si dedans sa Cour il quitte la vertu
Dont par toute la terre il semble revêtu.
Il souffre qu'un brutal lui jette dedans l'âme
Un funeste poison qui le couvre de blâme,
Qu'un flatteur enragé lui sème des appas,
Et le rende noirci des défauts qu'il n'a pas.
Il le rend odieux quoiqu'il soit adorable,
Quoiqu'il soit vertueux, il le rend exécrable,
Et tout aimé qu'il est lui fait des ennemis,
Lui faisant soutenir les maux qu'il a commis.
Ah ! Philippe, ah ! Mon Roi, ne défends plus ce traître.
Soutenant un méchant on commence de l'être,
En défendant le vice on prend part au forfait,
Et l'on fait plus de mal que celui qui l'a fait,
Souffre que mon honneur te demande vengeance,
Ne lui refuse pas cette douce allégeance,
Et permets que ce coeur perde qui l'a perdu,
Mais malgré la raison tu me l'as défendu,
Et quand je te parlais bien loin d'être écoutée,
Tu m'as fermé la bouche, et tu m'as rebutée.
Ah ! Je n'espère plus aucun secours de toi,
Je n'en attendrai plus que du Ciel et de moi :
Je vais voir ce méchant, et suivi de sa garde
Il faut que je lui parle, et que je le poignarde :
Mais il est ton ami ; mais étant vicieux
Je sais qu'il est aussi l'ennemi de nos Dieux,
Que c'est leur intérêt qui demande sa chute,
Et qu'ils me défendront si l'on m'en persécute.
Rien ne doit m'étonner, tout me doit secourir
Je suis femme, il faut donc me venger ou mourir.
Mégare entre dans ce jardin, et cherche Minerve des yeux.
Mais j'aperçois Mégare.
SCÈNE III. Minerve, Mégare.
MINERVE.
Ah ! Mégare.
MÉGARE.
Ah ! Madame.
Quelle est cette douleur qui trouble ainsi votre âme,
D'où vient ce mouvement que je lis dans vos yeux ?
MINERVE.
Ouvre, ouvre pour moi le sein pour le découvrir mieux
Fais en me le perçant un passage à mon âme,
Elle t'entretiendra de l'amour d'un infâme,
D'un traître et d'un brutal qui m'a ravi l'honneur.
MÉGARE.
Mais modérez vos pleurs.
MINERVE.
Ils font tout mon bonheur.
En l'état où le suis les soupirs et les larmes
La plainte, et les sanglots, sont mes plus fortes armes,
Je trouve du remède à pleurer mes douleurs,
Et mon tourment s'exhale avec l'eau de mes pleurs.
Ce n'est pas qu'il finisse ou qu'il s'en diminue,
Mais c'est qu'en l'irritant il faudra qu'il me tue.
Que c'est par cet espoir que je vis seulement,
Et que j'ai dans ma peine un peu d'allègement.
Oui, oui, je veux mourir, sus, quittons la faiblesse,
Excitons notre coeur pour imiter Lucresse,
Nous eûmes son malheur, nous aurons sa vertu,
Et suivrons le chemin qu'elle nous a battu.
Surpassons s'il se peut cette chaste Romaine ;
Mais devant que de m'être à moi-même inhumaine,
Cherchons dedans la mort mon suprême bonheur,
Et ne la recevons qu'en vengeant mon honneur,
Perçons de mille coups le coeur de cet infâme,
Signalons par son sang la noirceur de son âme,
Mais justes Dieux ! Quelle est cette simplicité ?
D'âme il n'en eût jamais que sa brutalité,
Les Dieux n'en mirent point dans son corps exécrable,
De peur de profaner un chef-d'oeuvre adorable,
Ils ne le firent point de leur auguste main
Et je tiens assuré puisqu'il n'a rien d'humain,
Qu'il naquit d'un démon, que c'est un monstre énorme
Bref un corps imparfait dont le vice est la forme.
Aussi je connais bien qu'il ne vit que par lui,
Que c'est ce qui le fait subsister aujourd'hui,
Que lui seul le maintient, le nourrit et l'anime,
Qu'il monte aux dignités sur l'épaule du crime,
Et qu'enfin il n'est rien d'horrible et d'odieux,
Qui près de lui ne soit adorable à mes yeux.
MÉGARE.
Hélas considérez...
MINERVE.
N'achève point, Mégare,
Il faut que de mes mains j'égorge ce barbare,
Mais pour me contenter je vais trouver le Roi,
Et si comme il l'a fait, il se moque de moi,
Je jure de nos Dieux la puissance suprême
Que je me vengerai peut-être sur lui-même,
Et dedans mon courroux lui pourrai témoigner
Qu'étant injuste, il est indigne de régner.
Mais le voici qui vient avecque cet infâme
Cachons-nous, écoutons.
Elles se cachent dans le bois voyant arriver Philippe, Atalle et quelques gardes.
SCÈNE IV. Philippe, Atalle, Minerve, Mégare.
PHILIPPE, à Atalle.
Va, ce n'est qu'une femme,
Que te peut-elle faire, et pourquoi la crains-tu ?
ATALLE.
J'ai pour mes ennemis l'honneur et la vertu.
L'on peut malaisément refuser une belle,
Et vous pouvez enfin vous déclarer pour elle.
PHILIPPE.
Ne l'appréhende pas, mon coeur est un Rocher
Impénétrable aux traits qu'amour peut décocher,
Je brûle seulement du désir de la gloire.
Ce n'est qu'au champ de Mars que j'aime la victoire.
Et je ne puis enfin me résoudre à dompter
Un sexe qui se plaît à ne pas résister.
Aussi ce n'est pas faire en homme de courage
Que de se rendre esclave à cause d'un visage,
Et je m'étonne fort comme toi que je tiens
L'homme sans contredit le plus vaillant des miens,
Et que je veux dans peu, si ma charge s'exerce,
Faire mon Lieutenant contre le Roi de Perse.
Oui, je l'étonne, dis-je, et je ne comprends point
Comme tu t'es rendu faible jusqu'à ce point,
Quoi ? Ne savais-tu pas que ce sexe volage
Se pique de baisser quiconque a du courage,
Qu'il est traître et flatteur, qu'il sème des appas,
Pour mieux porter ses coups quand on ne l'attend pas.
Que ces mépris sont doux, que sa douceur nous blesse,
Et qu'il peut tout dompter avecque sa faiblesse.
ATALLE.
Oui, je le savais bien, mais Seigneur sa beauté.
PHILIPPE.
Va ne t'excuse point de cette lâcheté
Cet acte vicieux te couvrira de blâme.
Quoi ? Violer les lois, enlever une femme ?
L'ôter la force en main des bras de son époux ?
Cher Atalle, il est vrai, je le dis entre nous.
Lorsqu'elle me vint voir pour me faire ses plaintes,
Je ressentis pour toi de mortelles atteintes.
Mon coeur fut attendri par le cours de ses pleurs
La pitié me pressa d'alléger ses douleurs,
Le devoir me força de lui rendre justice ;
D'autre part l'amitié me rendait ton complice.
Entre deux mouvements mon esprit suspendu
Craignait ou de te perdre ou de me voir perdu,
Poussé par deux desseins d'égale violence,
Ne sachant que résoudre, il était en balance,
Il se vit attaquer, il se vit abattu,
Et resta sans raison, sans force et sans vertu.
Encor à ce moment la justice me presse,
Le devoir me combat, l'amitié s'intéresse,
Et ne sachant quel biais il y faudra tenir,
Je ne la puis venger, je ne te puis punir,
Et demeurant confus en ce désordre extrême,
Je ne me connais plus et me cherche en moi-même.
Atalle, ah justes Dieux ! Pourquoi ta passion
T'a-t-elle fait commettre une telle action ?
M'ôte-t-elle le nom du plus juste des Princes,
Me rend-elle l'horreur de toutes mes Provinces,
Et malgré le pouvoir des destins et du temps
Ternit-elle en un jour des travaux de vingt ans ?
J'étais environné d'une éternelle gloire,
J'avais pour compagnons l'honneur et la victoire,
Et le peuple aspirait de vaincre sous mes lois
Parce qu'il me voyait le plus juste des Rois.
Mais je suis bien déchu de ma première gloire,
J'ai chassé loin de moi l'honneur et la victoire.
Et le peuple craindra de vivre sou mes lois,
Ayant perdu le nom du plus juste des Rois.
ATALLE.
Hélas ! C'est ce qui rend ma douleur infinie,
De voir que vous laissez cette offense impunie,
Que vous me témoignez cette rare bonté,
Et que vous m'aimez tant sans l'avoir mérité.
Mais Seigneur, excusez cette amoureuse flamme
Qu'une beauté céleste alluma dans mon âme.
L'amour est un tyran qu'on ne peut maîtriser,
Il est fort du pouvoir qu'on lui peut opposer,
C'est un feu violent que l'on ne peut éteindre
Un torrent furieux que l'on ne peut contraindre,
Et pour en mieux parler un ennemi si fort
Qu'on ne peut l'attaquer qu'il ne donne la mort.
Seigneur, je vis Minerve et je la trouvai belle,
Je ne prétendis point de me voir aimé d'elle,
Libre comme j'étais, je ne pouvais penser
Que pour la trouver belle elle me peut forcer,
Mais hélas ! J'appris bien par sa seconde vue
Que l'amour paraît faible alors qu'il s'insinue,
Mais que se rendant fort par son accroissement,
On ne peut l'empêcher qu'en son commencement,
En voulant l'étouffer je l'aigris davantage,
Je passe en moment de l'amour à la rage,
Et me sentant pressé de violents désirs,
J'abandonne l'honneur pour suivre mes plaisirs,
Sachant qu'elle était sage autant qu'elle est aimable
Et qu'un jour mon amour me rendrait misérable,
Je voulus prévenir ce jour infortuné
Et me donner le coup qu'un autre m'eût donné,
Je cherche donc, poussé d'une amoureuse envie,
Par un dernier effort, ou la mort ou la vie,
Et j'enlève d'ici cette rare beauté,
Sachant que son époux s'en était absenté.
Mais ne punissez point.
PHILIPPE.
Atalle, je te jure
Que je me punirais punissant cette injure,
Juge après ce discours si je t'estime bien.
SCÈNE V. Philippe, Atalle, Alexandre.
ALEXANDRE parlant à un de la suite de Philippe.
Ami que fait le Roi, qu'a-t-il ?
PHILIPPE, entendant qu'Alexandre demande ce qu'il a.
Va, je n'ai rien.
Laisse-moi seulement en cette solitude,
Atalle, parle-lui de mon inquiétude.
ALEXANDRE.
Mais Seigneur, on n'attend que votre Majesté.
Chacun est dans la lice, où tout est apprêté,
Et j'ai déjà mené dedans l'amphithéâtre
Les Principaux d'Athènes avecque Cléopâtre.
Mais cet objet divin de qui je suis époux
Ne me souffrira point si je reviens sans vous,
Aussi vous devez être à la cérémonie,
Si vous appréhendez qu'elle ne soit finie.
Les Ambassadeurs Grecs, impatients qu'ils sont,
Brûlent de vous donner des Couronnes qu'ils ont,
Mille Seigneurs aussi, de diverses Provinces,
Veulent vous saluer de la part de leurs Princes,
Et s'étant confondus avec vos Courtisans,
Viennent vous apporter de somptueux présents.
PHILIPPE.
Hé bien, je les verrai, n'en dis pas davantage.
Laisse-moi seul ici remettre mon visage,
Puisque je leur dois faire un gracieux accueil,
Et qu'il n'est pas besoin qu'ils connaissent mon deuil.
À présent un souci que je ne puis connaître,
Attaque mon esprit et veut s'en rendre maître,
Des Chimères en l'air me donnent de l'effroi,
Je suis sombre et rêveur, et je ne sais pourquoi.
Va donc les avertir, je m'y rends tout à l'heure.
Allez, suivez mon fils, et qu'aucun ne demeure.
Alexandre s'en allant seul, il commande à ses gens de le suivre.
ALEXANDRE.
Mais, Seigneur, pour ce jour accordez-moi ce point,
Que quelqu'un de vos gens ne vous éloigne point,
Vous êtes en ces lieux sans suite ni garde.
PHILIPPE.
Je suis en sûreté lorsque je me hasarde.
Et je veux témoigner au peuple Athénien,
Que je vais partout libre, et que je ne crains rien.
Allez.
MINERVE, bas.
L'occasion ne peut être plus belle.
SCÈNE VI.
PHILIPPE, seul.
Quoi ? Ne suivrai-je point la raison qui m'appelle ?
N'écouterai-je point ce noble sentiment,
Que le Ciel inspira dedans mon jugement ?
Ne souffrirai-je point l'éclat de sa lumière,
Retournerai-je encor dans mon erreur première ?
Et pour me conserver un ami vicieux,
Choquerai-je les lois, la nature et les Dieux ?
Oublierai-je l'État, l'honneur et la Justice ?
Prêterai-je main forte à soutenir le vice ?
Et malgré le devoir qui parle contre moi,
Serai-je bon ami pour être mauvais Roi ?
Serai-je criminel pour défendre un coupable ?
Serai-je injuste enfin, pour être pitoyable ?
Et perdrai-je ma gloire au plus beau de mes ans,
Pour ne vouloir pas perdre un de mes Courtisans ?
Non, mais que dis-je ? Hélas ! Je ne m'y puis résoudre,
Sus, préparons-nous donc à voir tomber la foudre,
À perdre mes plaisirs, ma gloire, mon bonheur,
Le Sceptre, la Couronne, et les biens, et l'honneur,
La justice, les Dieux, et l'État, et moi-même,
Plutôt que de punir un criminel que j'aime.
Ah Dieux ! Que veux-je faire, hélas ! Qu'ai-je voulu,
Me perdre, perdre Atalle ? Ah ! Qu'ai-je résolu ?
Ai-je eu ce sentiment, suis-je donc insensible ?
Vouloir perdre un ami, c'est vouloir l'impossible,
Le devoir est sans force où parle l'amitié,
Et la justice est morte où règne la pitié.
Ah ! Si l'on connaissait l'extrême violence
Qu'endure un souverain en tenant la balance,
Quand il la fait pencher où veut son intérêt,
Certes, l'on le plaindrait tout puissant comme il est,
Et l'on reconnaîtrait après l'avoir su plaindre,
Que son trop grand pouvoir est quelque fois à craindre.
SCÈNE VII. Philippe, Minerve, Mégare.
MÉGARE, bas.
Madame prenez-le dedans ce sentiment.
MINERVE.
Je n'oserais je tremble.
Elles paraissent un peu et Minerve dans une grande irrésolution.
PHILIPPE, ne les ayant pas entendues et reprenant son discours en se promenant à grands pas.
Ah ! Que j'ai de tourment.
MÉGARE, bas.
Madame, parlez donc, il est temps.
MINERVE, bas.
Ah ! Mégare,
Attends encor un peu.
PHILIPPE, poursuivant son discours.
Mon jugement s'égare.
MÉGARE, bas.
Paraissez.
MINERVE, bas.
Différons.
MÉGARE bas, et poussant Minerve dehors.
Non, ne différez pas.
PHILIPPE, paraissant surpris de voir paraître deux femmes.
Mais que veut cette femme ?
MINERVE, se jetant à ses pieds.
Elle veut le trépas,
Oui Seigneur, elle vient vous demander justice.
Si vous ne l'approuvez, faites qu'elle périsse,
Car enfin elle vient par un dernier effort
Pour obtenir de vous la justice ou la mort.
PHILIPPE.
Ce discours hors du temps me semble téméraire,
Je vous ai déjà dit ce que j'en voulais faire,
Je ne changerai point l'arrêt que j'ai donné,
Je suis las de vous voir, et d'être importuné.
MINERVE.
Ah ! Seigneur, permettez que je vous importune,
Considérez, de grâce, où va mon infortune,
Et vous direz après, loin de me condamner,
Que je ne pouvais moins que vous importuner.
Las ! À qui voulez-vous que l'affligé s'adresse,
Et qui peut mieux que vous consoler sa tristesse ?
Vous êtes dans un rang qui vous égale aux Dieux
Vous pouvez ici-bas ce qu'ils peuvent aux Cieux.
Vos sujets ne sont rien que selon votre envie,
Vous tenez dans vos mains et leur mort et leur vie,
Et lorsque l'innocent a besoin de secours,
Ce n'est qu'à vous enfin qu'il doit avoir recours.
Elle se veut jeter à genoux.
Par vous tout se commence et par vous tout s'achève,
Et c'est de vous enfin qu'il faut que tout relève.
Ah ! Seigneur, permettez.
PHILIPPE.
Je vous l'ai déjà dit.
Autant qu'auparavant ce discours m'étourdit,
Il trouble le repos que je devrais attendre,
Je ne vous puis souffrir et ne le puis entendre,
Je ne changerai point l'arrêt que j'ai donné,
Je suis las de vous voir et d'être importuné.
MINERVE.
Ah ! Changez cet arrêt puisqu'il vous fait outrage,
Voyez mon désespoir peint dessus mon visage,
Écoutez ces soupirs enfants de mes douleurs,
Observez mes sanglots, considérez mes pleurs,
Et connaissant les maux dont je suis affligée
Ou faites que je meure ou que je sois vengée.
Ah ! Douleur fais ici ton plus puissant effort,
Implore de mon Roi la Justice ou la mort,
Anime mon esprit, pousse et conduis ma langue,
Arme de traits perçants ta muette Harangue.
À mon secours, honneur ! À mon secours pitié !
Venez du Ciel ici combattre l'amitié,
Prêtez votre assistance à ceux qui vous réclament,
Secondez aujourd'hui les désirs qui m'enflamment,
Et venez triompher d'un monstre de l'enfer
Puisque mon souverain n'en veut pas triompher,
Répandez dans son coeur.
PHILIPPE.
Vous perdez temps, Madame,
Ni vous ni la pitié n'ont pu toucher mon âme,
Et demeurant toujours ferme dedans ce point
Ni la pitié ni vous ne la toucherez point,
Je vous l'ai déjà dit, je vous le dis encore,
Je ne perdrai jamais un ami que j'adore,
Tous vos pleurs et vos cris vous seront superflus.
Adieu, retirez-vous et ne m'en parlez plus.
Il la pousse rudement.
MINERVE.
Que je n'en parle plus, et que je me retire ?
Est-ce ainsi que tu tiens les Rênes de l'Empire ?
Est-ce ainsi que tu fais les actions d'un Roi ?
Sont-ce là les vertus que l'on adore en toi,
Et lorsque je t'implore, oses-tu bien me dire
Que je n'en parle plus, et que je me retire ?
Quoi ? Les Dieux t'ont-ils mis le Sceptre dans la main
À dessein seulement de te rendre inhumain ?
Ne t'ont-ils accordé la puissance Royale
Que pour faire éclater une âme déloyale,
Et ne t'ont-ils rendu leur arbitre en ces lieux
Que pour voir profaner ce qu'ils aiment le mieux ?
Par eux nous te voyons hors du commun des hommes,
Sans eux tu ne serais que ce que nous te sommes,
Ce sont eux qui t'ont mis le Sceptre dans la main
Ce sont eux qui pourront te l'arracher demain,
Ce sont eux qui t'ont fait adorer sur la terre,
Qui t'ont fait regarder comme un foudre de guerre,
Qui t'ont rendu l'effroi de tous tes ennemis,
Qui les ont attaqués, qui te les ont soumis,
Et ce sont eux enfin, qui selon mon envie
T'ôteront dedans peu la Couronne et la vie,
Rendront ton Diadème un horrible bandeau
Et feront de ton trône un funeste tombeau.
PHILIPPE.
Hé quoi, femme ! Oses-tu me parler de la sorte ?
Va, va, garde d'aigrir le courroux qui m'emporte,
Ne me réplique plus, sors promptement d'ici,
Ou je t'apprendrai bien de t'échapper ainsi.
MINERVE.
Je m'échappe, il est vrai, mais pourrais-je moins faire,
Si je te vois ternir ton plus beau caractère ?
Et pourrais-je penser que tu fusses mon Roi,
Voyant régner ainsi l'injustice chez toi ?
Non, je ne te crois point mon Prince légitime.
Philippe aime l'honneur, toi tu chéris le crime,
Et j'ose encor un coup m'obstiner en ce point,
Puisqu'il est vertueux et que tu ne l'es point
Non, ce ne fut pas toi qui triomphas d'Argée,
Qui défis les Hongrois en bataille rangée,
Domptas les Esclavons et bravas le destin,
En subjuguant le Trace et l'Emphipolitain.
Non, ce ne fut pas toi qui démolis Méthone,
Qui punis et chassas le Tyran Tisiphone,
Qui défis Licoon pour les Thessaliens,
Qui rompis Onomarque avec les Phociens,
Qui pris d'assaut Calcide et la ville d'Hollainte,
Par des pieux travaux finis la guerre sainte ;
Qui se fis redouter chez les Athéniens,
Qui mis dedans ses fers tant de Béotiens,
Et s'en rendis le maître en l'heureuse journée
Qu'il rougit de leur sang les champs de Chéronnée.
Tu ne les vainquis point, non, ce ne fut pas toi.
Tu n'es plus ce Philippe, et tu n'es plus mon Roi.
Je ne te connais point en ma fureur extrême,
Rends-moi donc la justice à cause de toi-même.
PHILIPPE.
Quels discours insolents, quelle témérité !
Va, va, n'abusez plus de ma rare bonté,
Ma patience est lâche après un tel langage,
Et ton trépas devrait réparer cet outrage.
Sors d'ici promptement.
MINERVE.
Je n'en sortirai pas.
Je suis une furie attachée à tes pas.
PHILIPPE.
Hélas, quelqu'un à moi, garde !
MINERVE.
Rien ne m'étonne,
Je crains ta garde encor bien moins que ta personne.
PHILIPPE, en s'en allant.
Évitons, quittons-la.
MINERVE, le suivant.
Tu ne peux éviter.
MÉGARE, voulant courir après, la voyant furieuse.
Empêchons le courroux qui pourrait l'emporter.
Ah Ciel ! Que feras-tu de cette autre Lucresse ?
Elle tire un poignard, ah Dieux ! Elle le presse,
Elle chancelle, il tombe, elle se frappe aussi.
Hélas, quel accident, juste Ciel, qu'est-ce ci ?
Fuyons pour éviter une peine infinie,
Et voyons sans regret l'injustice punie.
ACTE II
ARGUMENT DU SECOND ACTE.
CAMILLE Capitaine Romain ayant un fort à sa garde en l'armée que Fabie commandait pour les Romains contre Hannibal, en sortait tous les soirs pour aller voir une fille qu'il aimait en l'armée des ennemis.
1. Son ami lui représente le tort qu'il se fait se mettant au hasard d'être soupçonné de quelque intelligence avec les ennemis, il oppose à ses raisons la violence de son amour, et croit que sa fidélité ne peut être soupçonnée, n'ayant pas dessein de la violer.
2. Des gens viennent de la part de Fabie se saisir de lui, son courage l'oblige de faire résistance, jusqu'à ce qu'un ordre plus puissant le contraint de se rendre.
3. Fabie paraît qui lui demandant son épée le remet ensuite entre les mains de ses gardes pour le punir de l'infidélité qu'il présupposait en lui.
4. L'ami de Camille restant avec Fabie éclaircit la vérité des choses, et lui représente que l'amour qu'il avait, était chez les ennemis, et non pour les ennemis, puisqu'il ne s'y rendait tous les soirs, que pour y voir une fille qu'il aimait.
5. Fabie reste avec inquiétude et considérant ce que peut la douceur sur l'esprit qui chérissant l'honneur s'est laissé surprendre à quelque légère passion, il s'éclaircit des choses et penche ensuite du côté de la clémence.
6. Camille étant après amené devant Fabie et lui demandant pardon de quelques paroles libres qu'il s'état émancipé de lui répartir, obtint enfin le pardon de sa faute, et reçoit de la main de Fabie la fille qu'il aimait, ce qui le comblant de faveur et de grâce, l'oblige ensuite de s'attacher d'affection à Fabie et de rentrer pour jamais en son devoir.
SCÈNE I. Le Prince, Le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR.
Rappelle ton esprit de cet étonnement,
Ce que tu viens de voir n'est qu'un commencement,
Et toutes ces beautés ne faisant que d'éclore,
Croissant avec le temps te plairont plus encore.
Je te viens de montrer qu'il faut qu'un potentat
Donne ses intérêts au bien de son État.
Que sans aucun respect il corrige le vice,
Qu'il venge l'affligé qui demande justice,
Et qu'il témoigne enfin, punissant les pervers,
Que les Rois sont les Dieux de ce bas univers.
Maintenant tu verras qu'il est bon qu'il pardonne,
Quand l'affront quelquefois regarde sa personne,
Puisqu'il doit la vengeance aux intérêts d'autrui,
Et qu'il doit répugner à la prendre pour lui.
Tu verras comme il faut qu'il use de clémence,
Observant l'offenseur et le poids de l'offense,
Et qu'il sache qu'enfin un excès de bonté
Peut quelquefois autant que la sévérité,
Puisque pour ramener un homme qui s'échappe,
La douceur fait bien plus que le bras qui le frappe.
LE PRINCE.
Certes c'est m'obliger jusques au dernier point.
LE GOUVERNEUR.
Écoute seulement, ne nous interromps point.
Ils se mettent en un coin du Théâtre,
et la toile étant tirée ces personnages paraissent.
SCÈNE II. CAMILLE Capitaine Romain, Arbas son écuyer.
ARBAS.
Vous éloigner du Camp et de nuit et sans suite,
C'est un peu s'oublier et manquer de conduite,
Seigneur, permettez-moi de vous blâmer ici.
L'amour que j'ai pour vous me fait parler ainsi,
Et je ne puis souffrir l'action que vous faites,
Ni m'empêcher de craindre un péril où vous êtes,
Car outre que le Roi peut en être averti,
Même vous soupçonner du contraire parti,
Et vous faire punir quand les lois le commandent,
C'est qu'on trouve en ces lieux des Grecs qui se débandent,
Dont l'impudence extrême allant au dernier point,
Maltraite les passants et n'en épargne point.
CAMILLE.
Cesse de me parler avec un si grand zèle,
Tu te rends importun pour être trop fidèle,
Je prévois le péril que tu prévois pour moi,
Je sais qu'il est extrême, et le crains moins que toi,
Oui, pour voir la beauté dont mon âme est ravie,
Je ferais vanité de hasarder ma vie,
Et quand de mon départ l'on serait averti
Qu'on me soupçonnerait du contraire parti,
Qu'on me ferait punir quand les lois le commandent,
Que je verrais ici ces Grecs qui se débandent,
Et que leur imprudence irait au dernier point.
Je les dépiterais et ne les craindrais point.
Pour triompher de tous seul j'ai trop de puissance
Contre tous leurs efforts l'amour est ma défense,
Et je leur montrerais avec un tel soutien,
Que je puis tout oser et ne dois craindre rien.
Oui, je traverserais la mer la plus profonde
Je verrais les pays les plus déserts du monde,
Je trouverais moyen de courir par les airs,
J'irais dedans les Cieux et dedans les enfers,
Et pour voir un moment ce miracle visible,
Ce qu'aucun ne pourrait, je le rendrais possible.
Ah ! Qu'amour fut puissant quand il toucha mon coeur,
Dès lors il me rendit incapable de peur,
Il me fit surmonter toutes sortes d'obstacles,
M'enseigna les moyens de faire des miracles,
Et beaucoup mieux que Mars, ce démon des Guerriers,
Il m'apprit comme il faut moissonner des lauriers,
Ce fut à son école où mon âme enflammée
Apprit l'art sans pareil de conduire une armée,
De défendre une place et de l'assiéger,
De braver la fortune au milieu du danger,
De signaler mon nom dans l'effroi des alarmes,
De mettre tout en fuite au seul bruit de mes armes,
D'obliger la victoire à marcher sur mes pas,
Et de donner partout la peur ou le trépas.
Oui, ce que nous nommons une amoureuse rage,
N'est pour en bien parler qu'un excès de courage,
L'amour brûlant le coeur rend le sang plus bouillant,
Et pour te dire tout, quiconque aime est vaillant,
Ce Dieu tient sous ses lois et le Ciel et la terre,
Il donne comme il veut et la paix et la guerre.
Il est maître des Dieux et tous les Éléments
Tempèrent leur discord par ses commandements,
Il fait que le Soleil illumine le monde,
Il tient le frein des eaux, rend la terre féconde,
Et lui seul donnant l'être à tant de corps divers,
Je le puis appeler l'âme de l'univers,
Il entend quelque bruit et voit paraître un homme.
Mais quel est ce grand bruit, et d'où vient qu'on me nomme ?
Arbas, vois ce que c'est, et ce que veut cet homme.
SCÈNE III. Camille, Arbas, L'Exempt et sa suite.
L'EXEMPT.
Seigneur, je vous arrête, et de la part du Roi.
CAMILLE.
De quel Roi ?
L'EXEMPT.
Vous savez qu'en l'armée ennemie,
On a tout haut donné ce nom au Grand Fabie,
Qui fut trois fois Consul mérite d'être Roi.
CAMILLE.
Je lui rends cet honneur aussi bien comme toi,
Mais.
L'EXEMPT.
Je ne réponds point des ordres qu'on me donne,
J'exécute ma charge et ne connais personne.
CAMILLE.
Je ne te puis souffrir me parler de si près,
Ami, retire-toi.
L'EXEMPT.
Le Roi l'ordonne exprès,
Et je viens de sa part vous demander l'épée.
CAMILLE.
Ami, sa Majesté s'est peut-être trompée.
Le Roi sait qu'en l'état où je suis aujourd'hui,
Je ne la saurais rendre à d'autre homme qu'à lui,
Lui seul me la donna, lui seul la doit reprendre.
L'EXEMPT.
Ne vous obstinez point.
CAMILLE.
Non, je ne la puis rendre,
Je veux jusques au bout m'obstiner en ce point,
Je ne l'ai pas rendue, et ne la rendrai point,
L'on t'a nommé mon nom sans doute pour quelque autre,
Tu l'as mal entendu.
L'EXEMPT.
Non, Seigneur, c'est le vôtre.
Mais sans nous amuser en discours superflus,
Rendez-moi votre épée, et ne contestez plus,
Autrement vous verrez...
CAMILLE.
Hé quoi, l'on me menace ?
Encor un coup, ami, retire-toi de Grâce,
Apprends à me connaître, et sache qui je suis.
L'EXEMPT.
Mais vous-même Seigneur, voyez ce que je puis,
Et ne m'obligez pas d'user de violence.
CAMILLE, en se retirant.
Je connais tes pareils, et sais leur insolence,
Il met la main sur la garde de son épée.
Mais regarde ce fer et sans t'en étonner,
Apprends que pour l'avoir, il faut m'assassiner.
Ce n'est que par ce bout...
Il met la main à l'épée.
SCÈNE IV. Fabie, Camille, Arbas, L'Exempt.
FABIE, sortant en colère.
Rendez-la, je l'ordonne.
CAMILLE, en rendant son épée.
Puisque vous le voulez, il faut que je la donne.
Mais Sire, accordez-moi pour mon dernier bonheur,
Ce que vous accordez à tous les gens d'honneur.
Ordonnez qu'on me tue en m'ôtant mon épée,
Toujours à vous servir elle fut occupée,
Et n'estimant le jour qu'en tant que je vous sers,
Je suis prêt de le perdre alors que je vous pers.
M'ayant donné ce fer vous le pouvez reprendre,
Je le reçus de vous, je suis prêt de le rendre.
Vous avez tout pouvoir, je ne puis résister,
Et ce que vous donnez, vous le pouvez ôter.
Toutefois dites-moi ce que produit l'envie,
Pour noircir la candeur d'une innocente vie,
En quoi suis-je suspect à votre Majesté ?
FABIE.
Pour t'éloigner du fort contre ma volonté,
Tu sais bien qu'Hannibal campe en cette montagne,
Que nous avons sur nous l'Italie et l'Espagne,
Qui veillant sans repos dessus nos actions,
Tâchent à s'informer de nos intentions,
D'observer mes secrets, et de les reconnaître,
D'apprendre de quelqu'un l'état où je puis être
Et tu sais quel danger nos armes recevraient,
S'ils savaient mes desseins, ou s'ils les découvraient,
Jusque ici j'ai toujours vaincu par mon adresse,
Je n'ai point répandu le sang de la Noblesse,
Et je me puis vanter que par moi les Romains
Peuvent vaincre partout sans en venir aux mains,
Toutefois, malheureux, ton caprice hasarde
Et ma gloire et le fort, où je t'ai mis en garde,
Et quittant lâchement le poste où je t'ai mis,
Tu vas t'entretenir avec mes ennemis.
CAMILLE.
Ah Sire ! Au nom des dieux, perdez cette créance
Ne me soupçonnez point de leur intelligence,
Jugez mieux, s'il vous plaît, et de vous et de moi,
Pour vous faire trahir vous êtes trop bon Roi.
Et moi pour vous trahir j'ai l'âme trop bien née :
Au salut de l'État ma vie s'est destinée,
Et je tiens que mes jours, quoi que vous en croyez,
Si je ne vous servais, seraient mal employés,
Je vous ai toujours pris pour Seigneur et pour Maître,
Je fus toujours fidèle et le veux toujours être,
Et tant que je vivrai, Sire, permettez-moi
De vous nommer toujours mon Seigneur et mon Roi.
Quoi qu'on vous persuade, et quoi que l'on vous die,
J'adore votre règne et hais la perfidie,
Quand même le devoir ne m'y contraindrait pas,
Un instinct naturel me fait suivre vos pas,
Me regardant comblé des biens que vous me faites,
Et vous connaissant juste et bon comme vous êtes,
Je me verrai toujours forcé de vous aimer,
De vous servir partout et de vous estimer.
Oui, Sire, assurez-vous que je ne suis point traître,
Dans peu, si vous voulez, vous le pourrez connaître :
Envoyez-moi sur l'heure au plus fort des hasards,
Le cimeterre en main affronter le Dieu Mars,
Essuyer le péril de toute cette Guerre,
Enfin, si vous voulez, choquer toute la Terre,
Et je vous montrerai par des coups plus hardis,
Que j'en ferais pour vous bien plus que je n'en dis.
Mais, Sire, dites-moi quelle est cette Âme noire,
Et cet homme jaloux ennemi de ma gloire,
Qui veut m'ôter le bien que j'ai tant souhaité,
Et me rendre odieux à votre Majesté ?
Fût-il aussi vaillant qu'était jadis Hercule,
S'il m'ose faire tête, il faudra qu'il recule,
Et quelque grand qu'il soit, il se démentira,
Confessera son crime, et s'en repentira.
FABIE.
Suffit.
CAMILLE.
Sire, souffrez.
FABIE.
Non, point de répartie.
Je suis seul aujourd'hui ton juge et ta partie,
Ignorant le sujet qui t'a fait absenter,
Pour l'apprendre de toi je te fais arrêter.
CAMILLE.
Ah Sire ! Je ne puis vous en dire la cause.
FABIE.
Peut-être que la gêne y pourra quelque chose.
CAMILLE.
La gêne, les tourments, et l'horreur du trépas,
Et l'enfer et les Cieux ne m'y forceraient pas.
Suffit que j'ai montré que je vous suis fidèle,
Que je vais avec joie où votre honneur m'appelle,
Et que quelque tourment que l'on m'ait apprêté,
Je suis prêt de mourir pour votre Majesté,
Le Dieu qui m'a fait naître, au point de ma naissance
A soumis ma personne à votre obéissance,
Il vous a fait présent du corps qu'il me donnait,
Et l'a rempli d'un sang qui vous appartenait,
Sire, disposez-en, traitez-le comme vôtre,
Croyez assurément qu'il ne peut être à d'autre,
Et que, quoi qu'il en soit, qu'il me sera fort doux
De vous rendre le bien que je tenais de vous,
Souffrez que j'aille encor au milieu des alarmes,
En le versant pour vous, ensanglanter mes armes,
Que je vous fasse voir si je suis vrai Romain,
Et que je meure au moins les armes à la main,
Mais ne me pressez point d'accroître mon martyre,
En disant un secret que je ne puis vous dire.
FABIE.
Je connais maintenant ce que tu caches tant,
Et je sais bien quel est ce secret important,
Sans doute tu t'entends avec notre adversaire,
Et ton amour enfin est au parti contraire.
CAMILLE.
Puisqu'on vous a tout dit, et que tout m'est permis,
Oui, Sire, mon amour est chez les ennemis.
FABIE.
Et c'est ce qui causait tous les soirs ton absence.
CAMILLE.
Et qui la causera, si j'en ai la puissance.
FABIE.
Les fers t'obligeront à changer de discours.
CAMILLE.
Sire, ce que je suis, je le serai toujours.
FABIE.
Loin de te repentir, tu t'obstines encore.
CAMILLE.
On doit bien s'obstiner pour un mal qu'on adore.
FABIE.
Je mettrai mon pouvoir à t'en faire guérir.
CAMILLE.
Sire, vous ne pouvez, sans me faire mourir.
FABIE, en s'étonnant.
Aimer des ennemis ?
CAMILLE, en soupirant.
Ah ! Qu'ils sont redoutables.
FABIE.
Que ne les crains-tu donc ?
CAMILLE.
Leurs coups sont trop aimables.
Oui, si vous connaissiez ces doux tyrans des coeurs,
Et si vous aviez vu ces aimables vainqueurs.
FABIE.
Va, va, je ne veux point les voir ni les connaître,
Je ne connais que Rome, et je ne suis point traître,
Mais toi, souhaites-tu d'être dans leur prison ?
CAMILLE.
Sire, je le souhaite avec juste raison.
FABIE.
Avec juste raison ! Que dis-tu misérable ?
CAMILLE.
Je dis ce que je pense, et je suis raisonnable.
FABIE.
De crainte de la mort tu changeras tantôt.
CAMILLE.
Je ne changerai point, mais je mourrai plutôt.
FABIE.
Va, ne te pique point de ce trop de courage.
CAMILLE.
Si je ne m'en piquais, je serais bien volage.
FABIE.
Tu t'en repentiras étant sur l'échafaud.
CAMILLE.
Qui se repent si tard ne fait pas ce qu'il faut.
FABIE.
Ton amour te rend donc...
CAMILLE.
Autant leur comme vôtre.
FABIE.
Il te faut déclarer ou pour l'un ou pour l'autre,
Sois pour ces ennemis, ou pour Rome, et pour moi.
CAMILLE.
Je suis pour tous les deux et fais ce que je dois.
Il captive mon coeur, vous captivez mes armes,
J'aime votre puissance, et j'adore leurs charmes.
FABIE.
Il a perdu le sens, emmenez-le d'ici.
CAMILLE, se sentant saisir.
Ah ! Ne permettez pas que l'on me traite ainsi.
FABIE.
Je ne t'écoute plus. Va, je te tiens un traître.
CAMILLE en résistant à ceux qui le pressent.
Ah ! Sire, dites donc, où l'a-t-on pu connaître ?
Sire, est-ce quand Varon, nous suivant de si près.
Perça mon bouclier de plus de mille traits ?
Fût-ce alors que poussé d'une humeur trop bouillante
Je tuai douze chefs au siège de Tarante ?
Fût-ce quand Paul Émile en tombant de cheval,
Allait sans moi tomber dans les mains d'Hannibal,
Quand il nous attaqua si proche de Trébie,
Quand votre Lieutenant pensa laisser la vie ?
Ou quand je fus deux jours perdu parmi les morts,
Nageant dedans le sang d'un million de corps ?
Enfin quand je finis la bataille de Cannes,
Que je tranchai d'un coup la tête de Tigranes,
Et que dans Casiline on me vit par deux fois
Mettre en fuite moi seul tous les Carthaginois.
Mais pourquoi m'amuser à citer ces Monarques ?
Si je vous ai trahi, Sire, en voici les marques.
Elles me serviront d'un témoignage ici,
Et seront malgré vous ma récompense aussi.
FABIE.
M'oses-tu reprocher ce qu'un sujet doit faire,
Et m'oses-tu tenir ce discours téméraire ?
Oui, quand j'aurais dessein de prolonger tes jours,
Je les terminerais après un tel discours.
Si tu m'as bien servi, sache qu'il n'est point d'homme,
Qui ne fît encor plus pour la gloire de Rome,
S'il en avait reçu des honneurs et des biens
Qu'il n'eut pas mérité, ni lui ni tous les siens ;
Mais je veux, oubliant jusques à ta mémoire,
Perdre tout ce qui peut me parler à ta gloire.
CAMILLE, étant tiré par les soldats qui l'entraînent.
Sire, perdez-vous donc avec tous les lauriers
Qui couvrent aujourd'hui le front de vos guerriers.
FABIE, en colère.
Va, je ne perdrai point, dans ma colère extrême,
Ni moi ni mes lauriers, mais ce sera toi-même.
Qu'on le charge de fers, et qu'il meurt aujourd'hui.
SCÈNE V. Fabie, Arbas.
ARBAS.
Hélas ! Quoi qu'il ait dit, ayez pitié de lui,
Sire, pardonnez-lui.
FABIE.
Moi, que je lui pardonne ?
Il me faut donc résoudre à quitter la Couronne ?
ARBAS.
Il ne vous trahit point, il aime seulement.
L'excès de son amour le rend sans jugement.
Et fait que tous les soirs, lui-même, il se hasarde,
Abandonnant le fort où l'on l'a mis en garde,
Et va passer, lui seul, en des lieux ennemis,
Pour y voir un moment l'objet qui l'a soumis.
FABIE.
N'a-t-il pas avoué, le jeune téméraire,
Que son amour était dans le parti contraire ?
ARBAS.
Puisqu'on y voit l'objet qui cause son souci
Il avait bien raison de vous parler ainsi,
Que si vous ne croyez ce discours véritable,
Dans peu la vérité vous le rendra croyable ;
Permettez-moi d'aller jusqu'à leur rendez-vous,
Dire à cette beauté qu'elle s'adresse à vous,
Et je suis assuré qu'elle obtiendra sa grâce.
FABIE.
Je punirai toujours l'excès de son audace.
ARBAS.
Sire, c'est un jeune homme, et le sang qui lui bout
Devrait vous obliger à lui pardonner tout.
Dans une promptitude un esprit de la sorte
Se reconnaît souvent aussi tôt qu'il s'emporte,
Et dedans sa colère il est aveugle au point,
De dire quelquefois ce qu'il ne ferait point.
Lorsque vous l'accuser de vous manquer de zèle,
Il a tout oublié pour paraître fidèle,
Et le traitant de lâche, et le tenant suspect,
Il a perdu l'esprit, a manqué de respect,
Et vous a fait connaître en sa fureur extrême
Qu'il était plus à vous, qu'il n'était à lui-même.
C'est un jeune Lion.
FABIE.
J'en craindrai la fureur.
ARBAS.
Sire, permettez-moi de vous tirer d'erreur,
Et de vous faire voir cette amante adorable.
FABIE.
N'espérez pas par là de me rendre traitable.
ARBAS.
N'importe, Sire.
FABIE.
Hé bien, va-t'en donc la quérir.
ARBAS.
J'y cours.
SCÈNE VI.
FABIE, seul.
Me résoudrai-je à le faire mourir ?
Je sais qu'il est fidèle autant qu'on le peut être,
Et que l'amour seulement l'a fait passer pour traître ;
Et que si ma bonté ne le conserve pas,
Je fais mourir en lui mille de mes soldats ;
Mais aussi d'autre part son extrême insolence
Dit que je l'abandonne à ma juste vengeance,
Et que, puisqu'il vaut seul mille de mes soldats,
Je dois craindre ce nombre, et ne l'épargner pas,
Étouffer de bonne heure une hydre renaissante
Que ma facilité rendrait plus malfaisante,
Et tempérer les flots d'une orgueilleuse mer,
Que dans un autre temps je ne pourrais calmer.
Lorsqu'un sujet en vient jusqu'à l'arrogance
Il se faut défier de son extravagance.
Un Roi se doit tenir contre son ennemi,
Et ne doit point avoir un sujet à demi,
De peur d'être toujours dessus la défensive,
Quelque vaillant qu'il soit, il est bon qu'il s'en prive,
Puisqu'il lui siérait mal de trembler en ces lieux,
Et de craindre un mortel, étant au rang des Dieux.
Nos sujets sont nos serfs, et suivant notre envie,
Nous leur pouvons ôter et l'honneur, et la vie,
Quoi que nous leur fassions, ils doivent endurer,
Paraître obéissant et ne point murmurer.
Il voit arriver Arbas et Lucipe.
Mais cette femme vient. Juste ciel, qu'elle est belle !
Camille avec raison se hasardait pour elle.
SCÈNE VII. Fabie, Arbas, Lucipe, Mirande.
FABIE, relevant Lucipe.
Madame, levez-vous.
LUCIPE.
Je suis comme je dois.
FABIE.
Levez-vous.
LUCIPE.
J'obéis.
FABIE.
Que voulez-vous de moi ?
LUCIPE.
Je ne tâcherai point, dans l'ennui qui me blesse,
De vous représenter l'excès de ma tristesse,
Pour faire ce tableau je manque de couleurs,
Et je ne le peindrai qu'avec l'eau de mes pleurs,
Aussi bien ma douleur est assez éloquente
Pour figurer au vif le mal qui me tourmente,
Puisqu'en fermant ma bouche, elle inspire à mes yeux
Un langage naïf qui s'exprimera mieux.
Oui Sire, la douleur ne m'a rendue muette,
Qu'à dessein seulement d'être mon interprète.
Qu'à fin de vous toucher encor plus vivement,
Et d'implorer de vous la grâce d'un amant.
Que si vous me niez cette faveur insigne,
Parce que vous jugez qu'il en serait indigne,
Je ne me plaindrai point de votre Majesté,
Et crois que s'il périt, c'est avec équité,
Oui, si vous l'accusez, il n'est pas excusable,
Si vous le condamner, je tiens qu'il est coupable ;
Que si vous le blâmer, chacun le doit blâmer,
Et qu'étant criminel, je ne dois plus l'aimer.
Mais pour ne rompre pas le noeud qui nous assemble,
De grâce, commandez que nous mourions ensemble.
Lui, pour avoir failli contre l'ordre des lois,
Et moi, pour avoir fait un si vicieux choix.
FABIE.
Laissez mourir un lâche, et ne songez qu'à vivre.
LUCIPE.
Tout lâche comme il est, s'il meurt, je le veux suivre.
FABIE.
Conservez mieux vos jours.
LUCIPE.
Conservez donc les siens.
FABIE.
Ce serait hasarder les vôtres, et les miens.
LUCIPE.
Hélas ! Quoi qu'il ait dit, croyez qu'il vous respecte.
FABIE.
Après ce qu'il a dit, sa personne est suspecte.
LUCIPE.
Ah ! Sire, au nom des Dieux, ayez pitié de nous.
FABIE.
Je n'en ai point pour lui, mais j'en ai trop pour vous.
LUCIPE.
Si j'espère, Seigneur, c'est en votre Clémence.
FABIE.
Madame, n'espérez qu'en la seule innocence.
Mais pour vous témoigner l'excès de ma bonté
Et que je le punis contre ma volonté,
Je vais, pour l'éprouver, commander qu'on l'amène,
Voir s'il persiste encor dans sa première haine.
S'il se repent de tout, si le temps l'a remis,
Et s'il veut être encor au rang de mes amis.
Mirande, amenez-le.
MIRANDE.
Sire, il est ici proche.
FABIE, à Lucipe.
Après, vous ne pourrez me faire aucun reproche.
LUCIPE.
Ah ! Sire, vous avez trop de bonté pour moi,
Et je le haïrai, s'il vous manque de foi.
FABIE.
Pour le voir clairement, et le bien reconnaître,
Cachez-vous sous ma tente, et gardez de paraître,
Elle se cache sous la Tente.
Puisque, s'il vous voyait, il pourrait soupçonner
Que je songe à sa grâce, et lui veux pardonner.
ARBAS.
Sire, cette action augmente votre estime.
FABIE.
Je voudrais de bon coeur lui pardonner son crime,
Et je souhaiterais qu'il voulût demander
Le bien que mes bontés lui veulent accorder.
Mais le voici qui vient.
SCÈNE VIII. Fabie, Lucipe, Camille, Arbas, Mirande.
FABIE.
Hé bien, homme infidèle,
Ne te repens-tu point d'avoir été rebelle ?
CAMILLE.
L'on ne se repent point de ce qu'on n'a pas fait ;
Mais je suis criminel pour un autre forfait,
C'est de m'être emporté jusques à l'insolence.
Oui Sire, vengez-vous punissant mon offense,
Et ne regardez point le regret que j'en ai,
Je méritai la mort quand je vous offensai.
FABIE.
Oui, tu la méritais, et moi je te pardonne :
Mais je veux que quelqu'un veille sur ta personne.
Qu'il te suive partout, qu'il marche sur tes pas,
Qu'il te contraigne même à ne t'éloigner pas,
Et qu'il te force enfin d'être en sa compagnie,
C'est comme je punis ton audace infinie.
Et le moyen que j'ai pour t'arrêter au fort.
CAMILLE.
Ah ! Sire, cette Grâce est pire que la mort,
La passion que j'ai veut que je la refuse.
FABIE.
Puisque c'est mon souhait, ne cherche point d'excuse,
Pour m'ôter le soupçon que j'avais de ta foi,
Il est bon que quelqu'un me réponde de toi.
CAMILLE.
J'ai mérité la mort, et je vous la demande.
FABIE.
Non, non, je te veux faire une faveur plus grande,
Et je te veux donner un garde qui te plaît.
CAMILLE.
Pas un de me plaira.
FABIE.
Devine quel il est ?
CAMILLE, haut le premier mot, et le reste bas.
Un de mes ennemis ? Ah ! Qu'ils sont redoutables !
FABIE.
Tu ne les craindrais point, leurs coups sont trop aimables.
Tu le disais tantôt.
CAMILLE.
Ah ! Je m'entendais bien.
FABIE.
Non, tu les chériras, CAMILLE, ne crains rien.
CAMILLE.
Chérir un ennemi qui fait qu'on me soupçonne ?
FABIE.
Qui te rend innocent, et fait qu'on te pardonne.
CAMILLE.
Il a causé mon mal.
FABIE.
Mais tu l'adoreras,
Et courras l'embrasser lorsque tu le verras.
CAMILLE.
Je ne me puis contraindre, et ne fus jamais traître.
FABIE, en tirant Lucipe hors de sa tente.
Tu ne le fus jamais, mais commence de l'être.
Hé bien, quitteras-tu ce garde ?
CAMILLE.
Ah ! L'heureux jour !
FABIE.
J'ai su ton innocence ainsi que ton amour,
Je t'ai tout pardonné, songe à me satisfaire.
CAMILLE.
Si je ne meurs pour vous, je ne le saurais faire.
Oui Sire, je le dis, cette extrême bonté,
M'attache pour jamais à votre Majesté,
Et me touche si fort que ma plus grande envie
Est de vous payer par le prix de ma vie.
Ah ! Prince magnanime. Ah ! Sage et digne Roi,
Mon âme désormais veut être tout à toi,
Et quoique cet objet fasse toute ma joie,
Je le verrai de l'oeil qu'il faut que je le voie,
Si mon bien te déplaît, j'y renonce aujourd'hui.
FABIE.
Non, je veux que l'Hymen finisse votre ennui.
LUCIPE.
Ah ! Clémence adorable !
CAMILLE.
Ah ! Bonté sans Exemple !
Ainsi qu'aux immortels nous vous devons un temple.
ACTE III
ARGUMENT DU TROISIÈME ACTE.
Cléopâtre ayant dessein d'obliger César aux dépends de son honneur, veut commencer par l'assassinat de Pompée, et persuade à Ptolomée son Frère de trouver l'affermissement de ses États par cette trahison.
3. Comme elle est partie, ce jeune Prince fait réflexion sur les ordres sanglants qu'il vient de donner, et laisse balancer son âme entre la gloire à l'intérêt, et sort avec dessein d'aller lui-même arrêter le bras d'Achille et de Septime, auxquels il avait mis le fer en main.
3. César au retour de la guerre de Pharsale vient en Égypte et aborde à Leluzium, où Ptolomée pour la magnificence de l'entrée ne lui préparait en ce port de mer que la tête de son vaillant ennemi.
4. Quelques Princes pour s'assurer de son amitié lui présentent leurs biens et leurs soldats, et César se servant de sa douceur ne reçoit leurs offres qu'avec des conditions avantageuses pour eux.
5. Comme il exagérait les travaux qu'il avait eus en cette guerre, et qu'il plaignait en quelque façon le destin de Pompée, Ptolomée vient et lui faisant le funeste présent de la tête de ce glorieux vaincu. Ils restent tous deux dans un étonnement qui les oblige quelque temps au silence, l'un de voir assassiné le plus grand homme et le plus vaillant qui fût jamais, et l'autre de voir que l'on reçoit si mal les témoignages de son amitié et de sa violence. À la fin César revenu de son étonnement laisse agir ses ressentiments et ne donnant que des imprécations pour récompense à Ptolomée, s'abandonne à sa générosité de sorte qu'il ne lui peut refuser des pleurs qu'elle lui demande.
6. Ptolomée restant avec la confusion du crime qu'il a commis, ouvre les yeux de l'âme et reconnaissant l'excès de son erreur, veut que sa main exécute l'arrêt que la vertu prononce contre lui, et laisse enfin aux Dieux la vengeance de ce crime, et la punition de sa lâcheté.
SCÈNE I. Le Prince, Le Gouverneur.
LE PRINCE.
Certes, je n'ai rien vu d'égal à ces merveilles.
LE GOUVERNEUR.
Prépare donc encor tes yeux et tes oreilles.
Je te viens de montrer qu'il faut que la bonté
L'emporte quelquefois sue la sévérité.
Maintenant tu verras qu'il faut qu'un grand courage
Plaigne son ennemi que la fortune outrage,
Puisqu'un Prince est barbare, et n'est point généreux,
S'il ne donne des pleurs au sort d'un malheureux,
De qui la main des Dieux a sacré la personne,
Qui portais autrefois comme lui la Couronne ;
Et s'il ne reconnaît que la fatalité
Le peut réduire un jour en cette extrémité,
Oui, quand un souverain poursuit son adversaire,
Il doit tout pratiquer afin de le défaire,
Mais quand il est défait, et qu'il lui quitte tout,
Il ne doit pas alors le presser jusqu'au bout,
Il se doit contenter de gagner la victoire,
De l'avoir dépouillé de richesse et de gloire,
Et ne doit pas tâcher à le désespérer,
Quand il n'a le pouvoir que de se retirer.
De plus tu connaîtras en vouant cette histoire,
À quelle extrémité se porte une âme noire,
Quand elle délibère, et quand elle entreprend
De commettre un forfait pour obliger un grand.
LE PRINCE.
Hé Dieu ! Comment payer cette bonté parfaite ?
LE GOUVERNEUR.
Écoute seulement, c'est ce que je souhaite.
SCÈNE II. Ptolomée, Cléopâtre.
CLÉOPÂTRE.
Hé quoi ? Vous redoutez un malheur nécessaire,
Et quand il faut agir votre Esprit délibère.
Vous pouvez augmenter la gloire de César,
Attacher de vos mains un esclave à son Char,
Affermir son Empire avec un coup d'épée,
Et lui sauver la vie en l'ôtant à Pompée,
Et vous ne voulez pas écouter la raison ?
PTOLOMÉE.
Hélas ! Dites plutôt faire une trahison.
Oui Madame, il est vrai dans cette conjoncture,
Deux divers ennemis me donnent la torture,
Un désir vertueux s'empare de mon coeur,
L'attaque à force ouverte, et s'en rend le vainqueur,
Mais lorsqu'il se résout d'en faire le trophée,
Par un autre désir sa gloire est étouffée,
Ce contraire aussitôt vient troubler son repos,
Le combat, le poursuit, le presse à tout propos,
Et ne lui donne pas le temps de se défendre,
Ni même de résoudre auquel il se doit rendre.
Oui, je suis pour Pompée, et je veux toutefois
Oublier pour César tout ce que je lui dois,
Quoiqu'il vienne en ma Cour éviter la tempête,
Et chercher dans mes bras un asile à sa tête,
Il ne doit espérer que d'y trouver la mort,
Et de faire naufrage en entrant dans le port.
La gloire de César m'ordonne de le faire,
Je tiens en mon pouvoir son mortel adversaire,
Et je suis punissable en l'état où je suis,
Si je ne l'en délivre alors que je le puis.
Ah, tourment sans remède ! Ah, fortune ennemie !
Noircirai-je mes jours d'une telle infamie ?
Trahirai-je un ami, vivrai-je sans honneur ?
Oublierai-je César ? Perdrai-je mon bonheur ?
Ne songerai-je point au bien de cette terre ?
Y verrai-je allumer le flambeau de la guerre ?
Pourrai-je supporter tant de travaux divers ?
Résisterai-je seul contre tout l'univers ?
Pourrai-je surmonter des conquérants si braves ?
Me pourrai-je empêcher d'être de leurs esclaves ?
Et serai-je ennemi de Rome et de son Roi,
Pour soutenir un Prince aussi faible que moi ?
CLÉOPÂTRE.
Non, non, abandonnez ce qui vous importune,
Seigneur, aimez César, et craignez sa fortune,
Songez qu'il est puissant, qu'il le faut obliger,
Que vous êtes fort faible, et qu'il se peut venger.
Il n'est rien qu'il haïsse à l'égal de Pompée,
Faites-lui le présent de sa tête coupée ;
Il n'est rien qu'il chérisse, et qu'il estime mieux,
Et ce coup vous doit mettre avec lui dans les Cieux.
PTOLOMÉE.
Hélas ! Rien n'est pareil au trouble de mon âme.
J'appréhende César et j'ai peur d'être infâme,
Sans qu'il ait commandé, je lui veux obéir ;
Mais j'estime Pompée, et ne le puis trahir.
Il le faut toutefois. Ah, dure servitude !
Ah, grandeur ! Ah, devoir ! Ah, noire ingratitude !
Quoi ? Perdre cet ami ? Quoi ? Ne le pas sauver ?
Quoi ? Le défendre en vain, ne me pas conserver ?
Me rendre l'ennemi de César ? Et de Rome ?
Oublier mes sujets, perdre tout pour un homme ?
Voir tous mes biens pillés, voir mes pays déserts ?
Et pour dernier malheur, mes enfants dans les fers ?
Non, prévenons ce mal, mais quoi qu'il en advienne,
Le puis-je prévenir sans qu'il ne me prévienne ?
Puisque la lâcheté que je commets ici
Sera toujours un mal plus grand que tous ceux-ci.
Non, je ne puis souffrir cette mortelle tache,
Je serais malheureux, si je me rendais lâche,
Et pour ne me voir point désormais malheureux,
Je veux être aujourd'hui fidèle et généreux.
CLÉOPÂTRE.
Ah, Seigneur ! Rappelez votre esprit qui s'emporte.
Si vous voulez régner, agissez d'autre sorte,
Et ne redoutez point de conserver vos jours,
En perdant un ami que l'on perdrait toujours.
Assurez vos sujets, et vous et vos Provinces,
En gagnant l'amitié du plus puissant des Princes,
Et ne l'obligez pas à venir dedans peu
Porter dedans l'Égypte et le fer et le feu.
Car quand il le fera, qu'en pouvez-vous attendre ?
Où rencontrerez-vous des Gens pour vous défendre ?
Et contre un tel vainqueur serez-vous assez fort,
Pour échapper enfin le servage ou la Mort ?
PTOLOMÉE.
Hélas ! C'est ce qui fait que je vous rends les armes.
Je ne sais qui je suis, jugez-le par mes larmes,
Ah Dieux ! Que j'ai de peine à faire cet effort.
CLÉOPÂTRE.
Sans vous troubler ainsi, concluez cette Mort.
PTOLOMÉE.
Hélas ! Avec raison je ne la puis conclure.
Voyez ce qu'il m'écrit.
CLÉOPÂTRE.
Mais.
PTOLOMÉE.
Je vous en conjure.
À PTOLOMÉE ROI D'ÉGYPTE.
Après avoir vaincu le Démon de la guerre,
Rangé dessous mes lois la moitié de la terre,
Et monté mille fois au temple de l'honneur,
Enfin je suis réduit en un sort si funeste,
Que je tiens maintenant pour mon plus grand bonheur
L'Espérance que j'ai qu'un seul ami me reste.
Poursuivi de César, et battu de l'orage,
J'attends seul aujourd'hui dessus votre rivage,
Le refuge assuré que vous m'avez promis.
Lorsque je le pouvais, je vous ai fait paraître
De quel air il fallait obliger ses amis ;
Lorsque vous le pouvez, faites-le-moi connaître.
POMPÉE.
PTOLOMÉE.
Hé bien, comment le voir après un tel discours ?
CLÉOPÂTRE.
Il ne faut point le voir pour abréger ses jours,
Il ne faut qu'envoyer des gens sur le rivage,
Qui le remarqueront aux traits de son visage,
Et l'ayant remarqué le frapperont d'abord
Sans lui donner le temps de songer à la Mort.
PTOLOMÉE.
Achille, faites tout avec beaucoup d'adresse,
Il lui parle à l'oreille.
On m'y force, on le veut.
CLÉOPÂTRE.
Quittez cette tristesse.
PTOLOMÉE.
Vous-même laissez-moi dans ce fâcheux état,
Je donne mon repos au salut de l'État.
CLÉOPÂTRE, en se retirant.
Je vous obéirai.
SCÈNE III.
PTOLOMÉE, seul.
Qui fais-tu, Ptolomée ?
Songe aux Dieux, songe à toi, songe à ta renommée,
En ce douteux état quel chemin tiendras-tu ?
Chasse de ton esprit la crainte ou la vertu.
Soit pour l'un ou pour l'autre, et grave en ta mémoire,
L'image de la honte, ou celle de la gloire.
Qu'un de ces deux tyrans te rende bienheureux,
Suis le vice ou l'honneur, sois lâche ou généreux,
Et ne te mêle plus d'accorder deux contraires,
Ni de tenir toi seul contre deux adversaires,
Achète ton repos par une lâcheté,
Ferme les yeux à tout et fais en vanité,
Qu'un généreux mépris de ce qu'on pourra dire
Ne trouble point le calme où ton esprit aspire,
Et pourvu que tu sois dans la prospérité,
Laisse parler le peuple avecque liberté.
C'est un monstre ignorant qui règle son estime,
Tantôt par le mérite, et tantôt par le crime ;
Qui change à tout propos et se méprend au point
De croire merveilleux ce qu'il ne connaît point.
Il veut parler de tout, juger de toute chose,
Blâmer un souverain et défendre sa cause,
Observer ses desseins, censurer son pouvoir
Et sortir bien souvent des termes du devoir,
Sa partialité lui fait changer de forme,
Rend sa présomption d'une grandeur énorme.
Et l'attache si fort à son propre intérêt
Que parce qu'il condamne, on juge ce qu'il est.
Toujours son intérêt lui fait ouvrir la bouche,
Moins en tout ce qu'il doit qu'en tout ce qui le touche,
Aussi les Potentats le doivent regarder
Comme un traître animal qu'ils doivent gourmander.
Laissons-le donc crier, qu'il blâme ma personne,
Le blâme n'en saurait venir jusqu'à mon trône.
Les terrestres vapeurs que produisent ces lieux
Ne peuvent s'élever jusqu'au faîte des Cieux,
Ce sont des régions au-dessous des orages,
De qui nos trônes sont de vivantes images,
Alors que nous tenons le Sceptre dans les mains,
On ne nous compte plus au nombre des humains,
Toutes nos actions sont au-dessus des crimes,
Et telles qu'elles soient, elles sont légitimes.
Bravons donc cette peur qui nous voulait saisir,
Abandonnons la gloire, et suivons le plaisir.
Éloignons de chez nous un Prince misérable,
Qui nous accablerait sous l'ennui qui l'accable,
Étouffons ces respects que donne l'amitié,
Ces tendres sentiments qu'inspire la pitié,
Ces remords dévorants, cette crainte du blâme,
Ces contraires fâcheux qui partagent mon âme,
Et prenant sans regret le parti qui nous plaît,
Ne considérons rien comme notre intérêt,
Oublions un ami. Mais, discours téméraire !
Pour vouloir l'oublier, je ne le saurais faire.
J'en porte dans mon coeur un céleste tableau
Qui ne peut s'effacer que dedans le tombeau.
Quoi que je délibère en ma douleur extrême,
Je ne le perdrai point qu'en me perdant moi-même.
Et je suis assuré qu'un remords Éternel
Rongera sans repos mon esprit criminel.
Qu'il vive donc, qu'il vive, et quoi qu'il en advienne,
Hasardons notre vie en défendant la sienne,
Ne craignons point César, et montrons aujourd'hui
Que quiconque a du coeur peut être autant que lui.
Mais pourquoi me flatter d'une vaine apparence ?
Mais pourquoi rejeter une juste espérance ?
Quoi qu'il en soit, au moins nous aurons le bonheur
De terminer nos jours dedans le lit d'honneur.
Osons : hélas ! Que dis-je ? Ah Ciel ! Faut-il que j'ose ?
Contre un Roi que je crains et qui peut toute chose ?
Quel sera mon espoir, où sera mon recours ?
Mais hélas ! D'où procède un si lâche discours ?
Défendons un ami, je ne le saurais faire,
Écoutons la raison, la raison m'est contraire,
Faisons tête à César, ah ! Craignons sa fureur ;
Mais ô Dieux ! Je retourne en ma première erreur.
Pour chaque sentiment je change de pensée,
Entre deux mouvements mon âme est balancée.
Mais je veux maintenant par un dernier effort
Arracher un ami des prisons de la Mort.
SCÈNE IV. Ptolomée, Lépide.
PTOLOMÉE, tout transporté.
Envoyons... Ô Lépide, allez sur le rivage.
LÉPIDE.
Sire...
PTOLOMÉE.
Obéissez donc, sans tarder davantage.
LÉPIDE.
Mais Sire.
PTOLOMÉE.
Mais courrez, ne me répliquez point.
LÉPIDE.
Encor...
PTOLOMÉE.
Cette longueur me fâche au plus haut point.
Courez vite, vous dis-je, et craignez ma disgrâce.
LÉPIDE.
Sire, dites-moi donc ce qu'il faut que je fasse.
PTOLOMÉE.
Ah justes Dieux ! Je suis tellement hors de moi,
Que je l'envoyais sans lui dire pourquoi.
Va-t'en trouver Achille, et dis lui qu'il se garde
De rien exécuter en ce qui me regarde,
Et pour lui faire avoir plus de créance en toi,
Donne-lui cette Bague, il sait qu'elle est de moi ?
Mais Dieux ! S'il s'en doutait, mon mal serait extrême.
Non, Lépide, reviens, j'y veux aller moi-même.
SCÈNE V. César, Brute et plusieurs Capitaines.
CÉSAR.
Enfin je l'ai vaincu ce brave conquérant,
On ne le verra plus comme un fameux torrent,
Rompre ce qui voulait s'opposer à sa course.
J'ai dissipé sa force, en tarissant sa source,
Et je l'ai mis si bas, qu'on connaît aujourd'hui
Qu'il n'est rien sous le Ciel de si faible que lui,
Ce coup fera trembler un million de Princes,
Me rendra redoutable en toutes ces Provinces,
Et mettra mon estime en un si haut degré,
Que je puis espérer de me voir adoré,
Je tenais sous mes lois la Gaule et l'Allemagne,
J'y tiens à ce moment l'Italie et l'Espagne,
Et signalant mon nom par mille exploits divers,
J'espère que dans peu j'y tiendrai l'univers.
Ah Pompée ! Aujourd'hui, frappe du pied la terre,
Pour voir s'il en naîtra cent mille hommes de guerre,
Mais non, tous tes efforts te seraient superflus,
J'ai ce qu'avait la terre et ce que tu n'a plus.
Ta gloire est pour jamais morte dans l'Italie,
Par l'éclat de la mienne elle est ensevelie,
Et ta chute, étonnant les plus fiers des humains,
Fera tirer mon Char par des Aigles Romains.
Je te plains toutefois, ta disgrâce me fâche,
Mais t'ayant épargné, j'aurais passé pour lâche,
Puisqu'ayant refusé mes articles de paix,
Par là tu m'obligeais de n'en parler jamais.
Brute, qui sont ces gens ?
SCÈNE VI. César, Brute, Pindare et plusieurs autres Capitaines.
BRUTE.
Sire, ce sont des Princes,
Qui viennent vous offrir leurs biens et leurs Provinces.
PINDARE.
Oui, Sire, nous venons embrasser vos genoux,
Vous offrir nos Soldats, et nous donner à vous.
CÉSAR.
Pour n'être point ingrat à ces faveurs extrêmes,
Je vous rends tous vos biens et cous donne à vous-mêmes.
Je ne vous tiendrai point au rang de mes sujets,
Vous serez seulement témoins de mes projets,
Et je n'exercerai vos valeurs infinies,
Qu'à chasser de chez vous toutes les tyrannies,
Si bien qu'en secondant les efforts de mes coups,
En travaillant pour moi, vous agirez pour vous,
À l'exemple des Dieux, je me sers du tonnerre.
Ce n'est qu'au vicieux à qui je fais la guerre,
Et ce bon sentiment ne me quittant jamais,
Je ne la fais en fin que pour avoir la paix,
Vous le reconnaîtrez... Mais que veut Ptolomée ?
SCÈNE VII. César, Brute, Pindare leur suite, Ptolomée.
PTOLOMÉE.
À croître la grandeur de votre renommée,
Vous apprendre un bonheur que vous n'attendiez point.
CÉSAR.
Vous m'obligez toujours jusques au dernier point.
Mais quel est ce bonheur ?
PTOLOMÉE.
Il vous comble de gloire,
Vous rend d'intelligence avecque la victoire,
Et vous donnant des biens plus que je n'en promets,
Vous fera sans effort tout vaincre désormais.
CÉSAR.
Expliquez ce discours, je n'y puis rien comprendre.
PTOLOMÉE.
Sans me faire expliquer, vous me pouvez entendre,
Songez au plus grand bien qui vous puisse arriver,
Tant pour vous agrandir que pour vous conserver.
CÉSAR.
Hé quoi ? Rome veut-elle adorer ma puissance
Et ranger le Sénat sous mon obéissance ?
PTOLOMÉE.
Non, c'est un plus grand bien.
CÉSAR.
Un plus grand, justes Dieux !
Quand l'aurai-je ?
PTOLOMÉE.
Dans peu.
CÉSAR.
Mais où ?
PTOLOMÉE.
Dedans ces lieux.
CÉSAR.
C'est un bonheur d'amour, ou mon âme est trompée.
PTOLOMÉE.
Non, c'est...
CÉSAR.
Dis promptement.
PTOLOMÉE.
La tête de Pompée.
CÉSAR, étant étonné.
La tête de Pompée !
PTOLOMÉE, voyant arriver Achille qui apporte la tête et voulant tirer César du doute.
Oui, Seigneur, la voici ;
Mes gens qui me suivaient, vous l'apportent ici,
Et vous reconnaîtrez si je suis véritable,
Il dit bas ce vers.
Ce bonheur est si grand, qu'il lui semble incroyable.
CÉSAR.
La tête de Pompée ?
PTOLOMÉE.
Oui, rappelez vos sens.
Pour faire un si grand coup j'ai douté fort longtemps,
Et je ne cèle point que malgré votre gloire,
J'avais peine à commettre une action si noire.
Que même j'ai voulu changer de volonté,
Quand par bonheur mon ordre était exécuté,
Et par ces mouvements je vous ai fait connaître
Les peines où j'étais, faisant un coup de traître,
Et l'ardeur que j'avais de me perdre pour vous :
Mais vous ne dites mot, ce bien est-il trop doux,
Vous ai-je trop surpris ?
CÉSAR, ne lui répondant point.
La tête de Pompée !
PTOLOMÉE, Il lui montre la tête de Pompée.
Voyez, n'en doutez plus.
CÉSAR, à Ptolomée.
Quoi ? Sa trame est coupée !
Et ce brave guerrier pour comble de malheur,
N'était pas immortel avec tant de valeur ?
Ah ! S'il devait périr, c'était dans les batailles,
Où la gloire elle-même eût fait ses funérailles,
Où l'on eût vu Bellone amasser des lauriers,
Pour en faire un bûcher à ce Dieu des Guerriers,
Où tous les gens de coeur conduits par la victoire
Eussent porté son corps au temple de mémoire,
Où l'on eût vu l'honneur environné de deuil
Mettre avec ce Héros la valeur au Cercueil,
Où la mort elle-même, en pleurant ce Monarque,
Eût blâmé sa rigueur et celle de la Parque,
Montrant qu'avec regret dans cette extrémité,
Elle suivait les lois de la fatalité.
PTOLOMÉE, bas ôté le mot de Seigneur.
Dieux ! Croirai-je mes yeux dedans cette occurrence ?
Qui le flatte, l'aigrit, et qui le sert, l'offense,
Mais il se remettra... Seigneur.
CÉSAR.
Ne parle point.
Ah ! Mon affliction va jusqu'au dernier point.
Oui, certes, je le dis, une si belle vie
D'une plus belle fin devait être suivie.
Je plains cet ennemi, malheureux comme il est.
Et l'ayant rendu tel, mon bonheur me déplaît,
Après avoir passé pour un foudre de la Guerre,
S'être fait redouter aux deux bouts de la terre,
Et franchi mille fois les plus fameux hasards,
Il ne devait mourir que par les mains de Mars.
Ce Dieu, le regardant avec un oeil d'envie,
Devait seul attaquer une si belle vie,
Et montrer en domptant ce guerrier immortel,
Que ce n'était que lui, qui l'avait rendu tel.
PTOLOMÉE.
Hélas !
CÉSAR.
Pour un tel coup tout autre était indigne,
Un Dieu seul méritait cet avantage insigne,
Et je m'estimerais plus que Mars aujourd'hui,
Si j'avais triomphé d'un homme comme lui,
Ah ! Guerrier estimé sur la terre et sur l'onde,
Illustre Conquérant, tu n'es donc plus au monde,
Et ta rare valeur t'arrachant de ces lieux,
Te va dedans le Ciel faire des envieux !
Quoi ? Tes yeux pour jamais sont privés de lumière ?
Quoi ? Ce grand coeur s'arrête au bout de sa carrière ?
Ce corps si respecté n'est qu'un tronc sans couleur,
Privé de sentiment, de sang et de chaleur ?
Et ce bras qui lançait un foudroyant tonnerre,
N'a plus de mouvement, et rampe sur la terre.
On lui veut ôter la tête de Pompée.
Ah ! Je suis possédé d'un courroux violent,
Ne me détournez point ce spectacle sanglant,
Ah ! César, ah ! César, après un tel outrage,
Abandonne la Guerre et renonce au courage ;
Non, ce n'est plus à toi de défier le sort,
D'attaquer la fortune et de braver la mort.
Tu te dois rendre sage après de tels exemples,
Et craindre pour toi-même un mal que tu contemples.
Puisque les demi-dieux peuvent périr ainsi.
Pour ne te perdre pas, crains de périr aussi.
Et puisqu'un point d'honneur, que nous tenons pour maître,
N'est qu'un enfant ingrat à qui nous donnons l'être,
Ne t'efforce donc plus de le faire admirer,
Et fais que l'on l'abhorre, au lieu de l'adorer.
Mais hélas ! Je succombe à ces vives alarmes,
Mon coeur est tout ému, je me sens fondre en larmes,
Et quel instinct secret que je ne puis nommer,
Me colle à cette bouche à fin de l'animer.
Ah ! Pompée.
PTOLOMÉE.
Ah ! Seigneur.
CÉSAR.
Ah ! Prince ingrat et traître,
Après cette action oses-tu bien paraître ?
Va plutôt dans l'horreur d'une obscure prison
Y recevoir le prix de cette trahison.
Un injuste bonheur te donne des Provinces,
Te fît monter en serf sur le trône des Princes,
Et le Ciel le permit, et ne t'y vit monter,
Qu'à dessein seulement de t'en précipiter :
Vois ce sang tout glacé qui couvre ce visage.
Regarde-le, cruel, puisque c'est ton ouvrage.
Ne baisse point les yeux, approche, approche-toi,
Prince ingrat et sans coeur, homme lâche et sans foi,
Barbare, frappe encor cette adorable tête,
Sa faiblesse l'expose aux coups de la tempête,
Elle est morte, elle est morte, et la lâcheté veut
Que l'on fasse un outrage alors que l'on le peut,
Qu'on use du pouvoir que l'avantage donne,
Que l'on soit inhumain quand on ne craint personne,
Et qu'on frappe celui qui ne se peut venger ;
Fais donc, ta trahison te met hors de danger,
Ne crains rien, mais plutôt en ce malheur extrême,
Viens adorer celui que j'adore moi-même,
Ce célèbre Héros qui rangea sous ses lois,
Tigrane, Aristobule, et cinquante autres Rois,
Qui dedans sa jeunesse a reconquis l'Afrique,
Rendu presque Romain l'Océan Atlantique,
Qui dompta la Syrie, et les Albaniens,
Le Pont et la Colchide, et les Arméniens,
Qui vainquit Yarbas, effraya Mithridate,
Et défit tous les siens sur le bord de l'Euphrate,
En fin pour dire mieux, vient adorer celui
Qui fût tout autrefois, qui n'est rien aujourd'hui,
Et qui par son courage, et par sa courtoisie,
A surmonté l'Europe, et l'Afrique, et l'Asie,
Mais non, ne me crois point, Barbare, arrête-toi,
Garde de l'approcher, éloigne-toi de moi.
Mais sans perdre de temps en des paroles vaines,
Qu'on prenne ces méchants, qu'on les couvre de chaînes,
Et que leurs jours au plus soient bornés d'un matin ;
Pour toi, je t'abandonne à ton mauvais destin,
Et je te laisse ici dans l'horreur des ténèbres,
Pour suivre encor ce chef dans ces pompes funèbres.
SCÈNE VIII.
PTOLOMÉE, seul.
Accablé de douleur, de misère, et d'ennui,
Ce Prince m'abandonne et tout fait comme lui.
Pour comble de malheur en ce désordre extrême,
Tout m'étant odieux, je le suis à moi-même,
Contre mes sentiments mon coeur est révolté,
Mon esprit est ligué contre ma volonté,
Mrs désirs sont d'accord avec mon infortune.
Tout me choque, me nuit, m'afflige et m'importune,
Et restant sans vertu, sans force, sans pouvoir,
Je cherche du repos et je n'en puis avoir.
Malheureux, qu'ai-je fait ? Juste Ciel, que ferai-je ?
Quel conseil dois-je prendre ? Et quel chemin tiendrai-je ?
Mais pourquoi balancer en ce présent effort,
Le conseil le plus sûr est d'aller à la mort,
Puisqu'alors qu'il s'agit de châtier un crime,
Un noble désespoir est toujours légitime ;
Prenons donc ce conseil et suivant ce dessein,
Faisons naître aujourd'hui des fureurs dans mon sein ;
Il met la main à l'épée.
Sus mon bras, prends ce fer et termine ma vie,
La Justice le veut, la raison t'y convie,
L'honneur te le commande, et je le veux aussi.
Le bras et la main lui tremblent.
Mais, juste Ciel ! D'où vient que tu trembles ainsi ?
As-tu donc peur de faire un acte de justice ?
As-tu pris avec moi tant d'habitude au vice,
Que tu ne puisses pas, suivant ma passion,
Faire, quand je le veux, une bonne action ?
Efforce, efforce-toi, mais en vain je l'essaie,
L'esprit, qui le conduit, est timide et s'effraye,
Lâche de sa nature, un rien le peut troubler,
Et pressé de la peur il ne fait que trembler.
Mon coeur, renonçons donc à ce bonheur insigne,
Abandonnons ce fer puisque j'en suis indigne,
Et le cassant ici d'un transport furieux,
Laissons cette vengeance entre les mains des Dieux.
Il casse son épée.
Pour punir mon forfait, que le courroux céleste
Fasse en sorte aujourd'hui que tout me soit funeste,
Que je voye dans peu mes pays désolés,
Tous mes trésors pillés et mes Palais brûlés,
Que mes meilleurs sujets désormais me haïssent,
Que pour comble de maux mes enfants me trahissent,
Qu'un barbare étranger par cette trahison
Me jette dans les fers et me traîne en prison :
Qu'après avoir servi de but à sa malice,
Que de cette prison il me mène au supplice,
Ou plutôt que le Ciel me donne mille morts,
En me faisant avoir mille sanglants remords ;
Que dedans mon esprit des bourreaux invisibles
M'affligent en tous temps de visions horribles ;
Que cent monstres affreux aussi cruels que moi,
Jusqu'au dernier soupir me donnent de l'effroi,
Et que dans peu de temps on voie en cette terre
Régner et la famine, et la peste, et la guerre,
Que les gens de Pompée étant joints à son fils
Y viennent s'y venger du tort que je lui fis,
Que pour dernier malheur Cléopâtre enchaînée
Soit un jour par César en triomphe menée,
Et que mon sort apprenne à la postérité,
Que le Ciel ne hait rien comme la lâcheté.
ACTE IV
ARGUMENT>DU QUATRIÈME ACTE.
Statira, voyant la défaite de son père Darie, consulte avec Oroondate, par quels moyens elle pourra se soustraire à la fureur d'Alexandre.
2 Bérénice sa soeur vient l'avertir avec Harmin que l'on attend Alexandre, et qu'il se faut préparer de le recevoir.
3. Alexandre paraît, et remarquant la beauté de Statira, en devient fortement amoureux, et trouvant moyen de l'entretenir seule, lui déclare sa passion, mais ne trouvant en elle que de la froideur, il passe de l'amour à des sentiments de colère, et lui représentant les choses qu'il pouvait, il charge Oroondate qu'il croît son Écuyer de lui faire savoir quels avantages il tirerait de cette réflexion, et la laisse avec lui.
4. Orondate conseille à Statira de ne point flatter Alexandre, et promet que de quelque malheur dont elle soit menacée, il saura la garantir.
5. Alexandre revient dans l'inquiétude que lui donne sa passion, et fâché d'avoir quitté Statira, se résout de l'aller trouver.
6. Oroondate comme Écuyer de Statira apporte à Alexandre la réponse de sa maîtresse, et voyant qu'il voulait s'émanciper à la violence, et passer jusques aux dernières extrémités, il tâche par ses raisons de modérer cette fureur, et n'ayant pu venir à bout de son dessein, veut lever le masque, et déclarer qu'il était Prince de Perse, et qu'il aimait Statira, mais Alexandre ne lui donnant pas le temps de s'expliquer, et prenant ces discours pour la saillie de l'affection d'un serviteur fidèle, zélé pour l'honneur de la Maison de son Maître lui pardonne, et croit qu'il offenserait sa grandeur s'il craignait les menaces d'un esclave, il se rit de sa colère, et ne lui donne pour punition que le commandement de se taire.
7. Statira étant venue par le commandement d'Alexandre ne peut exprimer sa douleur que par ses larmes, et tirant un poignard témoigne qu'elle préfère toujours l'honneur à la vie, cette dernière action touche de sorte Alexandre, qu'il rappelle alors son courage, et laissant à l'affection d'Oroondate le bien qu'il se promettait, il se confesse vaincu par les charmes et par la vertu de cette divine Princesse.
SCÈNE I. Le Prince, Le Gouverneur.
LE PRINCE.
Oui, je reconnais bien que la gloire des Princes,
N'est pas de commander à beaucoup de Provinces,
Et qu'il vaut beaucoup mieux qu'ils comptent leurs vertus,
Qu'un grand nombre de Rois sous leurs pieds abattus,
Je sais que ce pouvoir qui les fait redoutables,
N'est pas ce qui toujours les rend considérables,
Et je connais enfin que la postérité
Pèse leurs actions plus que leur qualité.
LE GOUVERNEUR.
Cette réflexion partant d'une âme sage,
M'oblige d'en montrer encor davantage,
Et de continuer ces divertissements,
Puisqu'ils t'ont inspiré ces doctes sentiments.
LE PRINCE.
Hé, de Grâce.
LE GOUVERNEUR.
Il suffit, j'accorde ta prière.
Oui, oui, je te veux faire une faveur entière,
Et sans me reposer, te montrer maintenant,
Qu'un Prince généreux doit être continent,
Dompter ses passions par une force Extrême,
Gourmander ses désirs, et se vaincre soi-même,
Et ne point rechercher des biens voluptueux,
Qui lui peuvent offrir ceux qui sont vertueux.
Mais je t'en vais montrer un exemple notable,
Dedans les actions d'un Monarque adorable,
Qui renvoya l'objet qui l'avait su charmer,
Quoiqu'il put aisément le contraindre à l'aimer,
Et par cette action mérita plus de gloire,
Qu'il n'en avait acquis en gagnant la victoire,
Mais voyant ce tableau, tâche de l'imiter,
Et pour me reconnaître, et pour en profiter.
SCÈNE II. Oroondate, Statira.
OROONDATE.
Madame, vous pouvez par un trait de vos charmes
Triompher d'Alexandre.
STATIRA.
Il n'aura donc point d'armes.
OROONDATE.
Tout puissant comme il est, vous le captiverez.
STATIRA.
Je ne l'espérerai...
OROONDATE.
Que quand vous le verrez.
Il est faible.
STATIRA.
Il est Prince.
OROONDATE.
Il est jeune.
STATIRA.
Il est sage.
OROONDATE.
Il s'émeut aisément.
STATIRA.
Mais il a du courage,
Et ne fera jamais une infâme action.
OROONDATE.
Il méritera donc votre inclination.
Aussi je crois qu'enfin vous aimez Alexandre.
STATIRA.
Ah ! Finis ce discours, je ne le puis entendre.
Prince, tu connaîtras quand je lui parlerai,
Si j'éteindrai sa flamme, ou si je brûlerai.
Tu seras le témoin de mon indifférence.
OROONDATE.
Il me faudra, Madame, éviter sa présence.
STATIRA.
Non, mon esprit adroit a conçu des moyens
Pour te faire assister à tous nos entretiens,
Pour te sauver l'honneur, et les biens, et la vie,
Et pout faire que tout succède à ton envie.
Mais je ne sais pourtant si ce moyen te plaît.
OROONDATE.
Je l'approuve déjà sans savoir quel il est.
STATIRA.
C'est de cacher ton nom, et le titre de Prince,
Sous celui d'un Seigneur.
OROONDATE.
D'où ?
STATIRA.
De cette Province,
Et de passer ici comme mon écuyer.
Ce mot est un affront qu'il te faut essuyer,
Ou tu te dois résoudre à me voir misérable.
OROONDATE.
Cet affront est charmant, comme il est honorable.
STATIRA.
Mais tu t'abaisseras au point de me servir.
OROONDATE.
C'est ce que je craignais qu'on me voulût ravir.
STATIRA.
Être mon Écuyer !
OROONDATE.
Ô l'avantage insigne !
STATIRA.
On ne le croira pas.
OROONDATE.
Non, car j'en suis indigne.
STATIRA.
Au moins je te verrai toujours avec moi,
Et tu m'assisteras à mépriser le Roi.
SCÈNE III. Bérénice, Statira, Oroondate, Harmin.
BÉRÉNICE.
Ma soeur, il faut aller recevoir Alexandre,
Ses trompettes déjà se font partout entendre,
Ma mère étant malade, et ne le pouvant voir,
Vous commande avec moi de le bien recevoir,
Aussitôt qu'elle apprit la perte de Darie,
Elle se transporta d'une telle furie,
Et la douleur sur elle agit si puissamment,
Qu'elle s'évanouit, perdit le sentiment,
Et fut assez longtemps en cet état funeste ;
Mais allons, en marchant je vous dirai le reste,
Voici le sage Harmin qui nous assistera.
STATIRA.
Et ce Prince vaillant qui nous conduira,
Pour nous rendre un service il cache sa naissance,
Se fait notre Écuyer.
BÉRÉNICE.
C'est trop de complaisance,
Prince, pour vous servir je ferai mon pouvoir.
OROONDATE.
Et pour m'en ressentir je ferai mon devoir.
BÉRÉNICE.
Mais d'où vient ce grand bruit ?
OROONDATE.
C'est ce jeune monarque.
SCÈNE IV. Alexandre, Clite, Amintas, Bérénice, Statira, Oroondate, et toute la troupe d'Alexandre.
ALEXANDRE, en voyant les filles de Darie.
Leur grâce et leur beauté fait que je les remarque,
Allez, posez ma garde en cet appartement,
Clite, et vous Amintas, demeurez seulement.
Bérénice se jette à ses pieds.
Je ne vous puis souffrir en l'état où vous êtes,
Madame, levez-vous, voyez ce que vous faites.
BÉRÉNICE.
Ah ! Seigneur, s'il vous plaît, accordez-nous ce point.
ALEXANDRE.
Si vous ne vous levez, je ne parlerai point.
Elle se lève.
STATIRA, se levant.
Nous vous obéissons.
ALEXANDRE.
Adorable Princesse,
Je ne blâmerai point cette juste tristesse,
J'approuve vos douleurs quand vous pleurez ainsi,
D'autant plus librement que je vous pleure aussi.
Oui, mon coeur s'intéresse au malheur que je cause,
Je vous donne des pleurs, ne pouvant autre chose,
Je voudrais dans vos maux vous pouvoir consoler,
Mais les ayant causés, je n'en ose parler,
Outre que je croirais avoir mauvaise Grâce,
En vous rafraîchissant une sanglante trace,
Et vous représentant un nombre de malheurs,
Qui ne feraient encor qu'accroître vos douleurs,
Veuillez donc modérer cette crainte excessive,
Je suis bien plus captif, que vous n'êtes captive,
Mes plaisirs sont troublés, les vôtres seront purs,
Vos travaux sont passés, et les miens sont futurs.
BÉRÉNICE.
Ce ne serait pas vaincre, ô ! Seigneur que j'adore,
Si par votre bonté vous ne vainquiez encore,
Je n'espérais pas moins de ce coeur généreux,
Je sais que vous plaignez le sort des Malheureux,
Et que vous consolez celui qu'on désespère.
ALEXANDRE.
Mais où peut-être donc la Reine votre mère ?
BÉRÉNICE.
Ah ! Seigneur la douleur l'afflige tellement,
Qu'elle n'a pu sortir de son appartement.
ALEXANDRE.
Hé bien, je l'y vais voir, toutefois ma présence
L'affligerait encor par quelque violence.
Clite, va la trouver, et donne-lui ma foi
Qu'elle peut espérer toute chose de moi,
Madame, de ma part, vous lui pouvez conduire.
SCÈNE V. Alexandre, Statira, Oroondate.
ALEXANDRE.
À présent je suis libre, et rien ne me peut nuire,
Mais trouverez-vous bon que j'apprenne de vous,
Quel est cet étranger qui s'approche de nous ?
STATIRA.
Seigneur, comme Écuyer, il m'a toujours servie,
Veuillez donc m'accorder la grâce de sa vie.
ALEXANDRE.
Qui prétend tout de vous, vous doit tout accorder.
Mais, Madame, son nom, l'osé-je demander ?
STATIRA.
Il s'appelle, Seigneur...
OROONDATE.
Hélas ! Que dira-t-elle ?
Il faut la prévenir.
ALEXANDRE.
Comment donc ?
STATIRA.
Il s'appelle...
OROONDATE, en se jetant aux pieds du Roi.
Oroonte, grand Roi.
ALEXANDRE.
Va, pour cette beauté,
Je te donne la vie avec la liberté,
Sers-la fidèlement.
OROONDATE.
J'y ferai mon possible.
ALEXANDRE.
Pour ne la servir pas, il faut être insensible ;
Ses yeux lancent des traits si puissants et si doux,
Qu'il n'est rien d'assez fort pour en parer les coups,
Aussitôt qu'on les voit, on ne s'en peut défendre,
Bien loin d'y résister, la gloire est à se rendre,
Et dedans sa défaite on se doit croire heureux,
S'ils regardent les coups que l'on a reçut d'eux ;
Ils jettent à la fois mille rayons de flamme,
Et mille doux éclairs qui percent jusqu'en l'âme,
Qui surprennent le coeur, qui troublent la raison,
Font couler dans le sang un amoureux poison,
Qui fait que l'on languit, qu'on soupire, et qu'on tremble,
Et qu'on ressent enfin mille douleurs ensemble.
Ah ! Je l'éprouve bien en cet heureux moment,
Je sens en vous voyant un aimable tourment,
Le coeur me bat au sein, et mon esprit se trouble,
Plus je vous veux parler, plus ma crainte redouble ;
Je ne puis deviner d'où vient cette terreur,
J'ai beau vous regarder pour me tirer d'erreur,
Car je ne puis connaître étant hors de moi-même,
Que je sens tous ces maux parce que je vous aime.
De quoi servirait donc de vous dissimuler
La naissance d'un feu dont je me sens brûler ?
La douleur qui me presse a trop de violence,
Pour ne pas m'obliger à rompre le silence,
Et pour ne pas chercher un prompt allègement
À ce mal violent qui naît si promptement.
Ah ! Beaux yeux, beaux vainqueurs, dont j'adore les charmes !
Vous arrachez de moi des soupirs et des larmes,
Vous m'ôtez le repos que je vous ai donné,
Vous séchez les lauriers dont je suis couronné,
Et vos feux en brûlant d'une force excessive,
Font un vainqueur captif, de sa propre captive.
Captive, ah ! Qu'ai-je dit ? Je m'abuse en ce point,
Non, divine beauté, vous ne la fûtes point.
Au contraire l'amour n'ayant pu le permettre,
Me mit dans la prison où je voulais vous mettre,
Et me donna les fers que je vous préparais ;
Voyez donc à vos pieds, le plus puissant des Rois,
Soulagez ses douleurs, l'honneur vous le commande,
Je vous donnai la vie et je vous la demande.
OROONDATE, bas.
Nous verrons maintenant l'amour qu'elle a pour nous.
STATIRA.
Vous vous abaissez trop, grand Prince, levez-vous.
ALEXANDRE.
Je fais ce que je dois.
STATIRA.
Vous me rendez confuse.
Levez-vous.
ALEXANDRE.
Ah ! Songez que l'amour m'en excuse.
STATIRA.
Ah ! Grand Prince.
ALEXANDRE.
Ah ! Madame, en l'état où je suis,
Soulagez mes douleurs.
STATIRA.
Levez-vous, je ne puis.
ALEXANDRE.
Hé quoi ? Me verrez-vous avec indifférence ?
STATIRA.
Oui, car je ne dois point vous donner d'espérance.
ALEXANDRE.
Dieux ! Pour quelle raison ?
STATIRA.
L'honneur me le défend.
ALEXANDRE.
Mais mon amour le veut.
STATIRA.
L'amour n'est qu'un enfant,
Dont on ne doit jamais écouter les maximes.
ALEXANDRE.
Lorsque l'on suit ses lois.
STATIRA.
On commet mille Crimes.
ALEXANDRE.
Hé quoi ? Faudra-t-il donc me résoudre à mourir ?
STATIRA.
Oui, si ce n'est que moi qui vous puisse guérir.
ALEXANDRE.
Belle ingrate.
STATIRA.
Ah ! Grand Roi.
ALEXANDRE.
Serez-vous insensible ?
STATIRA.
Étouffez cet amour.
ALEXANDRE.
Vous voulez l'impossible.
Gardez d'y résister.
STATIRA.
Gardez d'être abattu.
ALEXANDRE.
Je suis un Dieu puissant.
STATIRA.
Moi, je suis la vertu.
ALEXANDRE.
Montrez votre pitié.
STATIRA.
Montrez votre courage.
ALEXANDRE.
Changez de sentiment.
STATIRA.
Vous, changez de langage.
ALEXANDRE.
Quoi ? Tu seras cruelle et je n'obtiendrai rien ?
Mauvaise, en me fuyant me reconnais-tu bien ?
Sais-tu qu'il m'est aisé d'user de ma puissance ?
Que le Ciel te soumet à mon obéissance ?
Que je puis rabaisser cet orgueilleux esprit,
Et venger sur les tiens ce mépris qui m'aigrit ?
STATIRA.
Sire, vous pouvez tout, mais je ne saurais croire
Que vous puissiez commettre une action aussi noire,
Et que vous oubliez le Nom que vous portez,
Pour suivre aveuglément d'infâmes voluptés ;
Je ne puis concevoir qu'un Monarque si sage
De qui toute la terre adore le courage,
Et de qui chacun sait l'esprit et la bonté,
Soit pour moi seulement sans générosité ;
Oui, l'on vous reconnait courtois, discret, afFABIE,
Modeste, vertueux, vaillant, et raisonnable,
Obligeant, libéral, juste et clément, pieux,
Continent et zélé pour l'honneur de nos Dieux ;
Voudriez-vous pour moi ternir ces belles marques,
Et perdre ici le nom du plus grand des Monarques ?
Je disais mille fois, avant que de vous voir,
Je ne plains pas celui qui tombe en son pouvoir,
Cet illustre vainqueur a tant de courtoisie,
Qu'il se rend aux douleurs dont une âme est saisie,
Qu'il excuse toujours, quand il peut condamner,
Et que tout son plaisir n'est que de pardonner.
Oui, quand je prévoyais les maux de cette Terre,
Sachant que c'était vous qui nous faisait la guerre,
Mon esprit en était rassuré de moitié,
Et je me promettais de vous faire pitié.
Je disais que bien loin de nous donner des chaînes,
Vous nous feriez traiter comme filles de Reines,
Que vous n'outragiez point quand on s'humiliait,
Et que vous vous rendiez quand on vous suppliait.
Dans cette opinion, de raison dépourvue,
J'ai mille fois, Seigneur, souhaité votre vue,
Et cru que si mon père avait perdu son bien,
Et qu'il fût en vos mains, que je ne perdrais rien,
Mais hélas ! Aujourd'hui j'éprouve à mon dommage,
Qu'en rendant un trésor vous voulez davantage,
Et me rendez un bien qui ne me peut toucher,
Pour m'en dérober un, qui m'est cent fois plus cher.
Mais ne l'espérez pas, non Prince Magnanime,
Songer que je ne puis vous le donner sans crime,
Que l'honneur me défend d'approuver votre amour,
Et que ce sentiment m'est plus cher que le jour ;
C'est mon dernier souhait et ma dernière envie,
Chargez mes mains de fers, arrachez-moi la vie,
Mais sachez que je sors du sang dont vous sortez,
Et respectez en moi le nom que vous portez.
ALEXANDRE.
Tous ses discours sont vains, j'ai besoin de remède,
Ingrate, efforce-toi de me donner de l'aide,
Je te donne en ce lieu du temps pour y prévoir,
Adieu, ton Écuyer me le fera savoir.
STATIRA.
Mon Écuyer ?
OROONDATE, à l'écart.
Ah ! Dieux, ma peine est sans pareille.
ALEXANDRE.
Oui, oui, je te le laisse afin qu'il te conseille,
Et qu'il m'apprenne après si tu veux m'outrager.
Adieu, mais souviens-toi que je me veux venger.
SCÈNE VI. Oroondate, Statira.
STATIRA.
Oroondate !
OROONDATE.
Ah ! Statira.
STATIRA.
Hélas! Que dois-je faire?
OROONDATE.
Reprenez l'espérance.
STATIRA.
Ou plutôt son contraire.
OROONDATE.
Non, Madame, écoutez ce que vous dit le Roi,
Régnez, contentez-vous, suivez-le, et fuyez-moi.
Mais pourquoi vous tenir un discours si barbare ?
Pour me quitter ainsi, votre esprit est trop rare,
Pour suivre ce conseil il est trop généreux,
Et moi, pour le donner, je suis trop amoureux.
STATIRA.
Hélas ! Dans ce malheur que devons-nous résoudre ?
OROONDATE.
Il vous faut préparer à voir tomber la foudre.
Au moins tant que j'aurai mon épée au côté,
Vous la pourrez attendre en toute sûreté,
Dans cet orage affreux ne craignez rien, Madame,
Pour vous désobliger, il faut m'arracher l'âme,
Ma gloire est de me perdre, et de vous secourir,
Et tant que je vivrai vous ne pouvez mourir.
Mandez donc hardiment à ce Prince invincible,
Qu'il souhaite de vous une chose impossible,
Que vous ne l'aimez point, que vous ne le pouvez,
Et que vous ne ferez que ce que vous devez.
De plus, écrivez-lui que je vous le conseille,
Rendez, pour vous sauver, ma faute sans pareille,
S'il s'emporte à l'excès, lors je m'emporterai,
Et s'il est généreux, je le reconnaîtrai ;
Écrivez hardiment, je porterai la Lettre,
Avant que de sortir il me l'a fait promettre,
Peut-être en lui parlant que je vous servirai.
STATIRA.
Hé bien, viens donc songer à ce que j'écrirai.
SCÈNE VII.
ALEXANDRE, renvoyant aigrement Clite.
Ne m'importune point de toutes ces affaires,
J'ai maintenant des soins beaucoup plus nécessaires,
Je ne saurais donner aucun ordre aujourd'hui,
L'homme le plus esclave est quelquefois à lui,
Et je tiendrais enfin mon infortune extrême,
Si je ne pouvais être une heure à moi-même.
Va, ce que tu feras, je le tiendrai bien fait,
Amour, cruel Tyran, n'es-tu point satisfait ?
Tu tiens dessous tes lois un Monarque indomptable,
Dont la prise rendra ton pouvoir redoutable,
Mais pourquoi m'amuser à tous ces vains discours ?
Blessé comme je suis, j'ai besoin de secours.
Allons voir cet objet, de qui mon mal procède,
Pour implorer de lui ma perte ou mon remède.
Mais hélas ! Malheureux, pourquoi l'ai-je quitté ?
Quand je devais parler, je me suis absenté ;
Bien loin de le presser, j'ai résolu d'attendre,
Et de lui donner temps afin de se défendre.
Imprudent qu'ai-je fait ? Mais ô fol sentiment !
Pouvais-je en perdant tout, garder le jugement ?
Non, non, pour résister contre tant de merveilles,
Il me fallait fermer les yeux et les oreilles.
Je suis dessus la terre, et non pas dans les Cieux,
Je suis homme, et n'ai pas le pouvoir qu'ont les Dieux,
Mon corps n'est pas, comme eux, d'une immortelle essence,
Il est sujet aux maux qu'apporte la naissance,
Quand un objet est rare, il le charme et l'émeut,
Et je ne puis alors que ce qu'un autre peut.
Oui, de quelque façon que le peuple me nomme,
Je ne croirai jamais que je sois plus qu'un homme,
Comme un autre je vis, comme un autre je dors,
Et comme un autre enfin mon sang bout dans mon corps.
Oui, mon sang est brûlant, et j'éprouve à cette heure,
Que s'il ne s'attiédit, il faudra que je meure,
Mille esprits enflammés le viennent agiter,
La nature est sans force en voulant les dompter,
Ils promènent partout leurs rigueurs inhumaines,
Ils entrent par mes yeux, se glissent dans mes veines,
Embrasent mes poumons, consomment ma vigueur,
Altèrent mes esprits et me brûlent le coeur,
Mais hélas ! Je retourne en mon erreur première,
Ne discourons donc plus, courons vers la lumière,
Allons voir ce soleil : mais où courai-je ? Ô Dieux !
Quoi ? N'attendrai-je point sa réponse en ces lieux ?
N'importe, prévenons le mal qui nous menace,
Allons, mais arrêtons, mon coeur c'est trop d'audace.
Demeurons, il le faut, toutefois je puis tout,
Et tel que soit mon sort, j'en viendrai bien à bout.
Rigoureux sentiments que mon amour m'inspire,
Allez, ne venez plus accroître mon martyre,
Dans vos diversités, désirs conseillez-moi,
Amour, viens m'assister, respect, éloigne-toi,
C'en est fait, je te suis, tes lois sont trop sévères,
Cesse de m'effrayer par de vaines Chimères,
J'aime et je veux aimer, j'aime et veux être aimé,
Et qui me blâmera, sera toujours blâmé,
Courons donc, mais voici l'Écuyer de ma belle.
SCÈNE VIII. Oronte, Alexandre, Oroondate.
OROONDATE.
Seigneur,
ALEXANDRE.
Ah ! Brise là, dis-moi, que résout-elle ?
OROONDATE.
Vous verrez.
ALEXANDRE.
C'est assez, dis-moi sa volonté.
OROONDATE.
Ce mot le doit apprendre à votre Majesté.
LETTRE DE STATIRA.
Il n'était pas besoin d'écrire cette Lettre,
Pour vous faire savoir ce que j'ai résolu,
Sachant ce que l'honneur aurait pu me permettre,
Vous pouvez bien savoir ce que j'aurais voulu.
Le sort ne peut m'ôter l'honneur et le courage.
ALEXANDRE, en déchirant la lettre.
Déchirons, je ne puis en lire davantage,
Oronte, allez me quérir cette ingrate beauté.
OROONDATE.
Quoi ? Seigneur, voulez-vous forcer sa volonté ?
ALEXANDRE.
Et toi, te croirais-tu capable de m'instruire ?
OROONDATE.
Non, Seigneur, mais.
ALEXANDRE.
Je sais comme il me faut conduire.
OROONDATE.
Je vous donne un conseil et non pas une loi.
ALEXANDRE.
En l'état où je suis, je ne veux rien de toi.
OROONDATE.
Vous devriez écouter un avis salutaire.
ALEXANDRE.
Tu devrais mieux parler, ou tu devrais te taire.
OROONDATE.
Je crois vous obliger en vous parlant ainsi.
ALEXANDRE.
Tu m'obligerais plus, en t'éloignant d'ici.
OROONDATE.
Et quoi vous aigrit-on quand l'on vous est fidèle ?
ALEXANDRE.
L'audace d'un captif est un fort mauvais zèle.
OROONDATE.
Mais Seigneur, vous m'avez donné la liberté.
ALEXANDRE.
Mais je te veux revoir dans la captivité.
OROONDATE.
Vous pourrez, si je meurs, contenter votre envie,
Mais tant que je vivrai, je défendrai ma vie.
ALEXANDRE.
Insolent !
OROONDATE.
Ah ! Calmez ce violent courroux,
Tel que je suis, mon sort ne dépend plus de vous,
Je ne le cèle point, Statire est ma Maîtresse.
ALEXANDRE.
Oui, je sais que tu sers cette belle Princesse,
Et c'est ce qui pour toi désarme ma rigueur,
Sans cela.
OROONDATE.
Je la sers, il est vrai, mais en homme de coeur,
Et je le montrerai.
ALEXANDRE.
Mais c'est comme un Esclave.
OROONDATE.
C'est une qualité qu'envierait le plus brave.
Un Dieu serait heureux d'être sous son pouvoir.
ALEXANDRE.
Oui, d'inclination, et non pas par devoir.
OROONDATE.
Aussi je ne la sers que parce que je l'aime.
ALEXANDRE.
Le bien qu'elle t'a fait rend ton amour extrême.
OROONDATE.
Elle est reconnaissante et sa vertu me plaît.
ALEXANDRE.
Aussi ton amour n'est qu'un amour d'intérêt,
Et sachant comme il touche un esprit mercenaire,
Je ne m'étonne point de te voir téméraire,
Je te pardonne. Adieu.
OROONDATE.
Ne me pardonnez point,
Et ne vous trompez plus davantage en ce point,
J'aime cette Princesse, et je mourrai pour elle.
ALEXANDRE.
Va, tu fais le devoir d'un serviteur fidèle,
Ayant été toujours nourri dans sa maison,
J'excuse ta colère avec quelque raison.
Mais laisse-moi de grâce.
OROONDATE.
Ah ! Quel est mon martyre,
Sire, comprenez mieux.
ALEXANDRE.
Quoi ? Que veux-tu me dire ?
OROONDATE.
Que vous vous abusez d'avoir ce sentiment,
Et que ne la sers que Généreusement,
Que je suis...
ALEXANDRE.
Brise là, je ne te puis entendre.
OROONDATE.
Mais je perdrai tous ceux qui la veulent prétendre.
ALEXANDRE.
Dans ta condition tu ne peux m'outrager,
Contre un plus grand que toi je me saurais venger,
Aussi je crois qu'un Prince aurait mauvaise grâce
De répondre à l'esclave alors qu'il le menace.
OROONDATE.
Esclave ? Ah ! Quel affront, non, je feignais, je suis...
ALEXANDRE.
Sois ce que tu voudras.
OROONDATE.
Craignez ce que je puis.
ALEXANDRE.
Va, va, tu peux tout dire, et ne pouvant rien faire,
Tu n'es pas un objet digne de ma colère,
Mais j'aperçois Statire, elle se fond en pleurs
Ayant causé son mal, j'en ressens les douleurs.
SCÈNE IX. Alexandre, Statira, Oroondate et la suite d'Alexandre.
ALEXANDRE, courant vers elle.
Ah ! Madame arrêtez la course de vos larmes,
Il ne dit que les deux premiers mots hautement.
Dans son affliction qu'une belle a de charmes,
Ses yeux sont éloquents, ses pleurs nous font pleurer,
Ses soupirs nous font plaindre, et nous font soupirer.
Ah ! Statire, étouffez la douleur qui vous dompte.
STATIRA.
Grand Prince, étouffez donc l'amour qui vous surmonte.
ALEXANDRE.
Je ne puis l'étouffer, puisqu'il part de vos yeux.
STATIRA.
Montrez que vous pouvez ce que peuvent les Dieux.
Oui faites nous connaître, en l'état où nous sommes,
Que vous ne tenez rien de la terre et des hommes,
Et que vos actions ont une pureté
Qui tire son éclat de la Divinité ;
Le peuple vous a cru d'immortelle naissance,
Maintenez-le toujours dedans cette croyance,
Et ne permettez-pas qu'un plaisir imparfait
Obscurcisse aujourd'hui l'honneur qu'il vous a fait.
Vous avez mille fois remporté la victoire,
Signalant votre nom dans les champs de la gloire,
Maintenant pour vous mettre au faîte du bonheur,
Tâchez d'en remporter dans les champs de l'honneur,
Après un tel effort tous vos jours seront calmes,
Vous pourrez moissonner des lauriers et des palmes,
Et vous domptant ainsi vous pourrez vous vanter,
Que vous domptez celui qui pouvait tout dompter.
ALEXANDRE.
Madame, je vous aime, et je ne puis vous croire.
STATIRA.
Seigneur, perdez-moi donc pour sauver votre gloire,
Et puisque rien ne peut m'empêcher de périr,
Cherchez dedans ma mort les moyens de guérir ;
Mais pour vous épargner, et ce soin, et ses peines,
Je m'en vais épuisez tout le sang de mes veines,
Elle tire un poignard.
Oui, grand Prince, ce fer avec un prompt secours,
Conservera ma gloire, et l'éclat de vos jours,
Si proche de la mort, rien ne me doit contraindre,
En ce dernier état, il n'est plus temps de feindre,
Oui, je vous aimerais plus que vous ne croyez,
Si je n'avais aimé celui que vous voyez.
Il n'est point Écuyer, il est Prince de Perse ;
Qu'après un tel discours votre vertu s'exerce,
Qu'elle nous fasse voir le coeur que vous avez,
La force de votre âme, et ce que vous pouvez.
ALEXANDRE.
Hélas ! Que résoudrai-je ? Ah ! Dieux que dois-je faire ?
Pitié, respect, amour, honneur, bonté, colère,
Charme, vertu, plaisir, espoir, crainte, beauté,
Conseillez-moi de grâce, en cette extrémité.
Mais pourquoi balancer en ce douteux orage ?
Suivons les mouvements qu'inspire le courage,
Et pour avoir enfin le nom de Continent,
Étouffons ce brasier qui brûle maintenant,
Il est encore en nous, mais parlons d'autre sorte,
Aimons, ne craignons rien, toutefois je m'emporte,
Et je ne connais pas que je manque de coeur,
Abusant lâchement du pouvoir d'un vainqueur,
Non, non, témoignons-leur la force de mon âme,
Éteignons aujourd'hui cette illicite flamme,
Et faisons admirer à la postérité,
Jusqu'où pouvait aller ma Générosité.
Madame, vous m'avez surmonté par vos charmes,
Vous le faites encor par le cours de vos larmes,
Votre insigne vertu m'enseignant mon devoir,
M'inspire les pensers que je devrais avoir.
Vivez, quittez ce fer. Vous Prince Magnanime,
Venez cueillir le fruit d'un amour légitime,
Admirez ce que peut, chez un homme de coeur,
Les nobles sentiments d'un véritable honneur,
Si d'abord il l'échappe, après en ayant honte,
Il s'efforce à dompter le tyran qui le dompte,
Et fait connaître enfin, en en venant à bout,
Que quiconque a du coeur, sait tout vaincre et peut tout.
OROONDATE.
Ah ! Grand Prince.
STATIRA.
Ah ! Grand Roi, plus Dieu, que les Dieux mêmes,
Vous nous rendez confus, par ces faveurs extrêmes !
ALEXANDRE.
Allez, vivez contents, je vous rends tous vos biens,
Et vous permets encor de disposer des miens,
Je donne à vos sujets et l'honneur et la vie,
Et pressé d'une juste et généreuse envie,
Je veux faire aujourd'hui triompher la vertu,
En montrant à ses pieds Alexandre abattu.
Il se jette aux pieds de Statira.
ACTE V
ARGUMENT DU CINQUIÈME ACTE.
Persée assiégé dans l'Île de Samothrace avec tous ses trésors, se dispose à la fuite, par le moyen d'un Candiot qui lui promettait secours.
2. Le Candiot paraît qui embarque les trésors dans le vaisseau, par le commandement de Persée, qui n'y veut monter qu'ils ne soient sûrement, mais le Candiot se voyant seul parmi tant de Richesses lorsque Persée est prêt à monter, coupe la corde et met la voile au vent.
3. Cette action met Persée au désespoir, et pour l'en combler, l'on le vient avertir que Paul Émile est entré triomphant, et que l'on lui a déjà remis ses enfants entre les mains.
4. Paul Émile paraît, et lui faisant reproche de ses bassesses le laisse dans la confusion de son crime.
5. Il reste avec un désespoir inconsolable lorsqu'un Édile lui apportant un vêtement noir, lui commande de la part du Sénat de quitter ses ornement Royaux pour ce couvrir de ses marques de Captivité. Alors l'image de son Avarice se présentant horrible à ses yeux, il déteste sa mauvaise conduire, et se disposant à suivre le Char de son vainqueur se prépare de quitter une vie qui n'est plus pour lui qu'une source d'affliction et de douleur.
SCÈNE I. Le Prince, Le Gouverneur.
LE PRINCE.
Après tant de faveurs, que faut-il que je fasse ?
LE GOUVERNEUR.
Tâcher d'en profiter, loin de m'en rendre grâce,
Et pour récompenser mes soins officieux,
Apprendre à réfréner tes désirs vicieux,
À ne croire jamais ta passion extrême,
Et régner sur autrui moins que dessus toi-même,
Mais ces enseignements étant hors du commun,
Me pressent aujourd'hui d'en montrer encor un,
De peindre en un tableau l'horreur de l'avarice,
Te montrer quels malheurs peut produire ce vice ;
Et quels biens peut causer la libéralité,
Quand on en sait user sans prodigalité.
Je m'en vais te montrer le plus puissant des Princes,
Dont l'horrible avarice a perdu des Provinces,
Le réduisant enfin, après l'avoir soumis,
À servir de risée à tous ses ennemis.
SCÈNE II. Persée, Alcmène, Euctée.
Ils sont sur le port, à côté d'un Temple, où l'on voit au pied quantité de coffres pleins de richesses, et force vases et force paquets, des échelles de corde attachée au Temple.
ALCMENE.
Mais pourquoi nous résoudre avecque des Échelles ?
Et n'en pas avertir ceux qui me sont fidèles ?
Pourquoi tous ces trésors, ces meubles, ces habits,
Cet or, et cet argent, et ces vases de prix ?
PERSÉE.
Sachez qu'Octavian le lieutenant d'Émile,
Doit dedans un moment entrer dedans la ville,
Et que n'y pouvant plus demeurer sûrement,
Je cherche mon salut dedans l'éloignement.
ALCMENE.
On ne nous peut forcer étant dedans ce Temple.
PERSÉE.
Il est vrai qu'on lui porte un respect sans exemple,
Mais les vivres manquants, nous n'y pouvons tenir.
ALCMENE.
Que faire, que résoudre, enfin que devenir ?
PERSÉE.
Rassure tes esprits, ne crains point de surprise,
Un jeune Candiot, mais homme d'entremise,
Me tient un vaisseau prêt, et je l'attends ici,
Afin de m'y sauver, et ces trésors aussi.
Fortune, que tes coups sont de nature étrange !
Tu fais tomber un Roi des Cieux dedans la fange,
Et le voyant après d'un oeil capricieux,
Tu l'élèves parfois de cette fange aux Cieux.
Le changement te plaît, l'inconstance est ton être,
Dans les diversités l'on ne te peut connaître.
Tu flattes, tu trahis, tu trompes, tu promets.
Et qui veut t'arrêter, ne s'arrête jamais.
Tu m'avais élevé par-dessus le vulgaire,
Prodigué des faveurs que tu ne faisais guère,
Et m'ayant fait régner jusques sur tes autels,
Je voyais à mes pieds le reste des mortels.
Mais hélas ! Ton amour, né de ton inconstance,
Pour ne te trahir point mourût en sa naissance,
Un instant le fit naître, un instant le borna,
Et qui me protégeait, alors m'abandonna.
Fâcheux ressouvenir, beau débris de ma gloire,
Allez : ne venez plus affliger ma mémoire,
Et ne comparez plus, pour croître mes ennuis,
Le rang que je tenais, et l'état où je suis.
Effacez ces crayons de ma grandeur suprême,
Cette Pourpre, ce Dais, cet or, ce Diadème,
Ces Trônes, ces sujets, ces Sceptres, ces bandeaux,
Et ne me présentez qu'horreurs et que tombeaux.
ALCMENE.
Seigneur, consolez-vous, et dans ce mal extrême,
Ne vous en prenez point à d'autre qu'à vous-même,
Car ayant refusé ces Barbares vaillants,
Qui ne vous demandaient que deux mille talents,
Vous avez renvoyé, par surcroît d'infamie,
Ce secours étranger à l'armée ennemie,
Qui recueillant alors ce que vous dédaigniez,
S'en servit pour piller ce que vous épargniez,
Oui, vous avez montré, refusant cette somme,
Que vous prétendiez moins faire la guerre à Rome,
Qu'épargner des trésors pour l'en combler un jour ;
Je parle, mais Seigneur, excusez mon amour.
PERSÉE.
Parle, reproche-moi que c'est mon avarice,
Qui te traîne aujourd'hui dedans le précipice,
Puisque pour conserver d'inutiles trésors,
J'éloignai le bonheur qui me suivait alors,
Mais dedans cet état, quoi que tu puisses dire,
Ton discours ne fera qu'augmenter mon martyre,
Je ne t'écouterai qu'à fin de m'affliger,
Et d'aigrir ma douleur, loin de la soulager,
Mais hélas ! Je me trompe, elle ne peut s'accroître,
Elle est dans un excès qui la fait méconnaître,
Car enfin sa rigueur m'a réduit à tel point,
Que pour la trop sentir, je ne la ressens point.
Ah ! Je connais trop tard la faute que j'ai faite,
Un cruel repentir succède à ma défaite,
Et ce bon sentiment devait la précéder,
Et ne pas naître alors qu'il ne saurait m'aider.
Mais quoi ! L'aversion des actes légitimes,
Par un ordre fatal est le bourreau des crimes,
Et le Ciel fait souvent, prévoyant l'avenir,
Que ce qui nous flattait serve pour nous punir.
Mais ce cher Candiot paraît sur le rivage.
SCÈNE III. Persée, Alcmène, Le Candiot, Euctée.
PERSÉE.
Hé bien ?
LE CANDIOT.
Seigneur, partons sans tarder davantage.
PERSÉE.
Embarque mes trésors, fais vite, je t'attends.
ALCMENE.
Montons dans le vaisseau, ne perdons point de temps,
Seigneur, en cet état il n'est pas bon d'attendre.
PERSÉE.
Mes trésors me sont chers et je les veux défendre,
Je n'y monterai point qu'ils ne soient sûrement,
Aussi ne faudrait-il qu'un soldat seulement,
Pour nous donner l'effroi par une fausse alarme,
Et piller seul des biens pour que le peule s'arme.
ALCMENE.
Mais...
PERSÉE.
Je les défendrai jusqu'à l'extrémité,
Outre que ce vaisseau me met en sûreté,
Et que je puis monter, si le besoin me presse,
Si tu crains, laisse-moi, va.
ALCMENE.
Moi ! Que je vous laisse ?
Ah ! Ne le pensez pas et croyez, s'il vous plaît,
Que je ne vous parlais que pour mon intérêt.
PERSÉE.
Si l'on perd un trésor lorsque l'on se hasarde,
Je n'y suis pas moi-même une trop sûre garde,
Mais il les faut hâter pour partir promptement,
Allons, tout est-il prêt ?
EUCTEE.
Seigneur, dans un moment.
PERSÉE.
Enfin je braverai la puissance de Rome,
Et tout par le conseil, et par l'avis d'un homme,
Ô le fidèle ami !
ALCMENE.
Qu'il fut ingénieux !
PERSÉE.
Qu'il fut sage et prudent !
ALCMENE, le voyant travailler.
Qu'il est officieux !
Par lui vous renouerez avec la Renommée.
PERSÉE.
Par lui je vais lever une puissante armée.
ALCMENE.
Par lui vous remontrez au Temple de l'honneur.
PERSÉE.
Par lui je m'en vais être au comble du bonheur,
Et prodiguer enfin les biens que je conserve,
Pour régner avec vous, et Bellone et Minerve.
Superbes ennemis, Audacieux Romains,
Malgré votre pouvoir j'échappe de vos mains,
Et les miennes dans peu borneront vos conquêtes,
Arrachant les lauriers qui sont dessus vos têtes.
ALCMENE.
Qu'il faut récompenser ces Généreux amis !
PERSÉE.
Je ne leur tiendrai pas tout ce que j'ai promis,
Je flattais leurs esprits par de vaines caresses,
Quand je leur promettais le quart de mes Richesses,
Et depuis j'ai jugé qu'en ne leur donnant pas,
Elles serviront pour armer des Soldats.
EUCTEE.
Seigneur, tous vos trésors sont mis dedans la Barque.
PERSÉE,en allant au Rivage.
Allons, sauvons-nous donc. Ô trop heureux Monarque !
Mais que vois-je ? Ah ! Grands Dieux, il s'éloigne du Port !
Il nous fuit, il nous quitte, ô disgrâce du sort !
Il est en pleine mer, arrête, arrête, traître ;
Mais j'ai beau l'appeler, il vient de disparaître,
Ce morceau de rocher le dérobe à mes yeux,
Ah ! Je suis possédé d'un transport furieux,
Courons, allons sur lui faire éclater ma rage,
Dans ce vaisseau brisé, sur un ais, à la nage,
Tout vêtu, tout armé, il n'importe comment.
ALCMENE.
Hélas ! Modérez-vous dans ce ressentiment.
PERSÉE.
Et vous, dérobez-vous à ma juste furie,
Que chacun, comme moi, s'emporte, peste, crie,
Et que par ses sanglots, ses plaintes et ses pleurs,
Il change en désespoir mes cuisantes douleurs.
Ne me retenez point, je veux punir ce traître,
En l'état où je suis, je ne vous puis connaître,
Allez, retirez-vous, et ne me parlez plus,
Vos conseils et vos soins ne sont que superflus,
Quand je perds mes trésors, je veux perdre la vie,
Après tant de malheurs, la mort me fait envie,
Elle est mon seul remède et mon unique port,
Méprisons donc la vie, et courons à la mort,
Jetons-nous dans ces eaux, et faisons que leurs ondes
Terminent aujourd'hui mes douleurs sans secondes,
Oui, je me veux venger, ou je veux abîmer,
Et servir de pâture aux monstres de la mer.
Furieux mouvements, transports, esprit de flamme,
Invisible bourreau qui déchire mon âme,
Tonnerre impétueux que produit la fureur,
Enfant du désespoir, et mère de l'horreur,
Rage, viens te liguer avec mon infortune,
Empoisonne tes traits, joins tes forces en une,
Et plonge enfin mes jours dans une extrémité,
Que le plus noir Démon n'ait jamais inventé,
Mes biens, mes chers trésors, hélas ! Que deviendrai-je ?
Vous ayant tant gardés, à la fin vous perdrai-je ?
Ne vous verrai-je plus ? Et vivrai-je sans vous ?
Ah ! Ce mortel penser redouble mon courroux.
SCÈNE IV. Persée, Alcmène, Euctée.
EUDÉE, courant à Persée.
Seigneur.
PERSÉE.
Parle.
EUDÉE.
Seigneur.
PERSÉE.
Parle donc.
EUDÉE.
Paul Émile
Avec plusieurs soldats vient d'entrer dans la ville.
PERSÉE.
Romains, je suis vaincu, vous êtes triomphants.
EUDÉE.
De plus, on dit qu'Arcas lui mène vos enfants.
PERSÉE.
Ô surcroît de malheur !
ALCMENE.
Ô comble de tristesse !
PERSÉE.
Hélas ! N'augmentez point la douleur qui me presse,
Madame, sauvez-vous dedans ce temple. Adieu,
Le désordre est trop grand pour rester en ce lieu.
ALCMENE.
Ô le fidèle Ami !
PERSÉE.
Le parjure !
ALCMENE.
Le traître !
PERSÉE.
Ô l'esprit le plus noir que l'enfer ait fait naître !
ALCMENE.
Par lui nous allons être au comble des malheurs.
PERSÉE.
Par lui nous répandrons et du sang, et des pleurs
Mais ne conteste plus, sauve-toi dans ce Temple.
SCÈNE V. Persée, Euctée.
PERSÉE.
Mal, le plus grand des maux, qui n'eût jamais d'exemple,
Triste effet du destin, dont jr ressens les coups,
Dure punition du céleste courroux,
Prodige épouvantable, effroyable supplice,
Que traîne avecque soi l'amour de l'avarice !
EUDÉE.
Seigneur, vous dites vrai, cet amour vous a mis
En état d'obéir à des peuples soumis.
Vous pouviez affronter la puissance de Rome,
Et vous ne pouvez plus affronter un seul homme.
Ah ! Vous ne deviez pas refuser ce secours,
Que deux mille talents vous donnaient pour toujours.
Ces barbares vaillants...
PERSÉE.
Conseiller infidèle,
Est-il temps maintenant de me montrer ton zèle,
Devant que de faillir que ne me parlais-tu
De ces bons sentiments que donne la vertu ?
Que ne t'efforçais-tu de corriger mon vice ?
Mais ton avare esprit te rendit mon complice,
Pour faire ton profit tu voulus me flatter,
Et tu me caressais, bien loin de m'irriter.
Ah traître ! Le trépas sera ta récompense.
Il court à lui l'épée à la main.
Mais j'entends un grand bruit, et Paul Émile avance.
SCÈNE VI. Paul Émile, Octavian, Persée et toute la suite, avec Tibère.
PERSÉE, baisant les pieds de Paul Émile.
Hé Seigneur, à vos pieds j'implore...
PAUL ÉMILE.
Lève-toi,
Tu n'es pas en l'état où doit paraître un Roi,
J'ai regret de te voir me parler de la sorte,
Lève-toi, vois d'un oeil les ordres que je porte,
Et de l'autre aussitôt considère ton rang,
Et ne fais rien enfin d'indigne de ton sang,
Ce lâche procédé fait tort à ma victoire,
En perdant ton estime, il obscurcit ma gloire,
Et ne me permet pas de m'estimer heureux,
Domptant un ennemi qui n'est pas généreux.
PERSÉE.
Seigneur.
PAUL ÉMILE.
Montre-toi donc digne ennemi de Rome,
Reprends ce noble orgueil, par qui l'on se renomme,
Témoigne du courage en ton adversité,
Triomphe des rigueurs de la fatalité,
Repousse tous les traits que le malheur t'envoie,
Endure sans regret, soufre tout avec joie ;
Ne verse point de pleurs, et loin d'être abattu,
Fais que tes ennemis admirent ta vertu.
Devant que de te voir je plaignais ta fortune,
Je voulais adoucir le mal qui t'importune,
Et je me disposais pour te montrer mon coeur,
D'oublier devant toi le titre de vainqueur,
De ne te point aigrir d'aucunes invectives,
De te combler enfin de faveurs excessives,
Et de te faire voir que ce n'est qu'aux Romains
À bien traiter les Rois qui tombent en leurs mains.
Mais lorsque je t'ai vu soupirer comme un lâche,
Ternir le nom de Roi de cette infâme tache,
Baiser mes pieds d'abord, et pâlir, et pleurer,
J'ai perdu le dessein de te considérer,
Et n'écoutant alors que la vertu Romaine,
J'ai cru que ta pitié mériterait sa haine,
Et que plaignant un Roi sans Générosité,
Je désobéirais à sa sévérité ;
Outre que j'ai regret de voir qu'en cette Guerre,
Je n'ai que triomphé du moindre de la terre,
Et que j'ai partagé tant de travaux soufferts,
Pour mettre seulement un lâche dans mes fers.
Mais je devais prévoir ton humeur détestable,
Alors que Gentius, ce Prince misérable,
Flatté des grands trésors que tu lui promettais,
Choqua ses alliés comme tu souhaitais,
Et n'obtint à la fin, pour prix de son service
Qu'un regret d'éprouver quelle est ton avarice,
Car voyant qu'il rompait pour ne pas renouer,
Tu feignis, le coup fait, de le désavouer,
Et vis même à tes yeux enlever ce grand homme
Que l'on sacrifia pour la gloire de Rome.
Depuis tu refusas pour dix mille talents,
Ces Basternes hardis, ces barbares vaillants,
Qui vinrent dans mon Camp pour venger cet outrage ;
Mais tu ne me réponds, qu'en baissant le visage,
Après t'avoir vaincu, j'ai honte de te voir.
Tibère, garde-le.
TIBÈRE.
Je ferai mon devoir.
SCÈNE VII.
PERSÉE.
Songeant à ces discours, voyant comme il me traite,
Sans esprit, sans raison, sans conseil, sans retraite,
Sans trésors, sans amis, sans force, sans pouvoir,
Accablé de malheur, destitué d'espoir,
Inquiet, insensé, confus, hors de moi-même,
Enfin que résoudrai-je en ce désordre extrême ?
Mais que puis-je résoudre ? Et que m'est-il permis,
Étant seul au milieu de tous mes ennemis ?
D'où viendrait le secours que je pourrais attendre,
Et quel serait le Dieu qui me voudrait défendre ?
Mais quel est ce soldat, et que peut-il vouloir,
En me montrant de loin cet habillement noir ?
SCÈNE VIII. Persée, Tibère, un Édile Romain.
L'ÉDILE, faisant porter derrière lui par un Page un vêtement noir et abordant brusquement Persée.
Esclave.
PERSÉE.
Hélas !
L'ÉDILE.
Je viens te demander les marques
Que la coutume veut que portent les Monarques,
Tes Ornements Royaux.
PERSÉE.
Ô les biens fugitifs !
L'ÉDILE.
Pour te couvrir de ceux que portent les captifs,
C'est l'ordre du Sénat, fais donc ce qu'il commande.
PERSÉE.
Hélas ! Fut-il jamais infortune plus grande ?
La colère des Dieux, qu'on ne peut éviter,
Assemble tous ces traits pour me persécuter,
Et contraint maintenant à me faire la Guerre,
L'enfer, le feu, les eaux, l'air, le Ciel, et la Terre,
L'enfer a mis au jour qui m'a volé mon bien,
Le feu dans mes pays ne me conserve rien,
Les eaux prêtent secours au traître qui me vole,
L'air en m'empoisonnant étouffe ma parole,
Le Ciel en m'outrageant arme tout contre moi,
Et la terre veut voir le triomphe d'un Roi.
Ah ! Mortel souvenir, triste effet de mon vice,
Enfant de mon forfait, et de mon avarice,
Remord, cuisant bourreau qu'anime la vertu,
Tu m'as abandonné, que ne me quittes-ru ?
Honneur, retire-toi dans ce malheur extrême,
Ayant vécu sans toi, je dois mourir de même,
Me voyant pour jamais dedans l'obscurité,
N'employe plus si mal un rayon de clarté,
Ne te présente point si l'on ne te désire,
Ton aspect ne saurait qu'accroître mon martyre,
Puisqu'en suivant les lois d'un destin rigoureux,
Si je suis sans honneur, je serai plus heureux.
Oui, si je n'avais pas la honte d'être Esclave,
Marchant derrière un Char, j'irais d'un pas plus grave,
Et dans mon désespoir affrontant mes malheurs,
Je vaincrais mon vainqueur, et mes propres douleurs,
J'irais les yeux levés, loin de baisser la vue,
Mais quoi ? Le Ciel le veut, c'est son bras qui me tue,
Et qui me fait liguer, avec mes ennemis,
Pour me mieux châtier du mal que j'ai commis.
Rois, Princes, Potentats, profitez de ma faute,
Voyez ce que j'avais, et ce que le Ciel m'ôte,
Jamais aucun bonheur ne fût égal au mien,
J'étais tout autrefois, et je ne suis plus rien.
Ah ! Funeste penser, détestable avarice,
Va, va, je te déteste et connais ta malice,
Je brise tes autels, et ferai désormais
Que qui te connaîtra, ne te suivra jamais.
L'ÉDILE.
Donne-moi donc ces biens que le Sénat demande.
PERSÉE.
Je ne puis résister, faisons ce qu'il commande.
Allons, mais essayons par un dernier effort,
De guérir de cent morts, par une seule mort.
SCÈNE IX. Le Prince, Le Gouverneur.
LE GOUVERNEUR.
Oui, si tu veux régner, fuis et punis le vice.
Regarde avec horreur ce démon d'avarice,
Et pour goûter encor ce divertissement,
Sois juste, Continent, Généreux et Clément,
Lors je m'efforcerai de t'en produire d'autres.
LE PRINCE.
Toujours mes sentiments s'accorderont aux vôtres,
Ravi que ces tableaux me viennent d'enseigner,
Et l'Art de vivre heureux, et celui de Régner.